Au hasard des rencontres, celle faite par un ami peut se transformer en riche découverte et incidemment en témoignage historique méritant bien un entrefilet dans le journal.
Ainsi le séjour à La Vallée du philosophe français André Jacob, à la fois curieux et soucieux de revenir sur ses pas: ceux de l’hiver 43 qui l’ont fait traverser le Risoud, seul, sans passeur.
Il avait quitté Paris au début de la guerre, à la faveur d’un engagement comme précepteur auprès d’une famille également en fuite. Le danger se faisant toujours plus pressant, des connaissances l’encouragèrent à quitter son pays pour rejoindre la Suisse.
A pied depuis Chevrotaine, hameau proche du lac de Chalain, il rallia Chapelle des Bois en passant par Foncine, soit trente-cinq kilomètres. Là on le retint quelques heures, question que la patrouille allemande ait fait sa ronde. Avec les raquettes que des villageois lui prêtèrent, il n’emprunta pas le Gy de l’Echelle; il abandonna cet équipement qui servirait à d’autres au mur frontière. Sa descente du Risoud depuis la Roche, en pleine nuit lui prit 5 heures, une épreuve que lui seul serait à même de bien relater.
Et c’est au petit matin du 22 mars 1943 qu’il arriva au village, exténué. Quelques jeunes gens l’orientèrent, lui conseillant de mettre davantage de distance avec le mur, de crainte d’y être reconduit. Il continua à pied par le Marchairuz, toujours dans le neige, et parvint à Marchissy où une famille l’accueillit et le réconforta. Puis direction Lausanne; des musiciens réfugiés, soutenus par l’Institut de Ribaupierre, l’incitèrent à continuer jusqu’à Fribourg pour acquérir le statut définitif de réfugié.
Ses compétences lui permirent de passer encore 18 mois en Suisse, dont une période à enseigner la philo à Cossonay, dans un camp universitaire destiné aux jeunes internés français.
Accompagné de sa fille, le vieux monsieur de 96 ans a pu atteindre la Roche Champion. Il s’est plu à être guidé à travers le Risoud, découvrir l’immensité de cette forêt sur des chemins caillouteux, humer les champignons, surprendre un chamois broutant à deux pas de la croix et du splendide panorama autour de Chapelle des Bois. Ce recul, presque un survol de la France, confère une dimension nouvelle à son souvenir des lieux qui, à l’époque, lui ont permis d’échapper aux rafles des nazis et autres collabos.
André Jacob, ancien professeur à l’université Paris X Nanterre, est l’auteur d’une douzaine d’ouvrages de philosophie, d’anthropologie et de linguistique. Il a conduit la rédaction de «l’Encyclopédie philosophique universelle» en 6 volumes, éditée aux PUF.
Encore épris du nom du village que ses compatriotes lui avaient conseillé d’atteindre – Le Brassus – conserve à ses oreilles une sonorité particulière, presque mystérieuse, puisqu’il a été l’objectif à atteindre, dénouement de son aventure en solo et garantie d’une nouvelle liberté.
Au terme de cette matinée, la rencontre inopinée avec Daniel Capt, l’auteur de «Fred», à la Lande, a donné une authenticité supplémentaire à cette balade. La dédicace de son récit et l’évocation des amitiés combières pour la France – longuement interrompues de 1939 à 1945 – ont été au coeur des conversations, sans oublier l’élection présidentielle d’avril dernier, si le repli identitaire avait conduit à… un rétablissement des contrôles aux douanes! Une thématique d’actualité, sans nécessairement croire que l’Histoire est condamnée à se répéter.
Jacky Reymond