De passage au Liban, je ne manque jamais d’aller à Saïda, la Sidon de la Bible, à 30 kilomètres au sud de Beyrouth. Le cœur de la ville est animé, les vieux taxis Mercedes jouent du klaxon, les scooters se faufilent entre les voitures et les marchands de fruits et légumes vantent leurs marchandises. Les souks, ces marchés couverts, ont fait l’objet d’une rénovation: c’est odorant, coloré avec une succession de petites échoppes grandes comme des mouchoirs de poche. Au détour d’une ruelle, on débouche sur une placette avec quelques arbres. Je regrette que le nouveau propriétaire du restaurant datant de l’époque ottomane ait enlevé le portrait d’Oum Kalsoum, la diva du Caire dont les chants subjuguaient le soir tout le Moyen-Orient pour le remplacer par un écran TV mais l’intérieur a été rafraîchi.
Malgré la foison d’articles en provenance d’Asie, habits, babioles bon marché, les artisans n’ont pas disparu; une vieille Mercedes -combien de kilomètres au compteur?- est en réparation; c’est de la mécanique sans électronique, de l’allemand costaud et nos garagistes combiers rêveraient de plonger leurs mains dans le moteur. Le mécanicien a déjà refait la carrosserie et nettoie les filtres; il a appris le métier avec son père et le fiston reprendra le garage. Elle sera vendue 4000 dollars, un prix dérisoire au vu du travail effectué et transportera à nouveau des familles nombreuses avec peut-être un mouton sur le toit pour fêter l’Aïd qui marque la fin du ramadan.
Centre-ville de Beyrouth
Autrefois véritable cœur de la ville reliant l’Ouest musulman et l’Est chrétien avec ses souks, sa vie culturelle, ses hôtels, ce quartier fut entièrement détruit lors des premières années de la guerre civile. Pic troué par la mitraille et trop coûteux pour être démoli, l’hôtel Holiday Inn reste le témoin de ces années de folie. Toute la zone a été reconstruite par Rafic Hariri, ancien premier ministre ayant fait fortune en Arabie saoudite, victime d’un attentat en 2005. De loin tout semble beau mais s’y promener donne l’image d’un ratage. Seuls les riches y viennent attirés par des enseignes prestigieuses mais on croise plus de vigiles que d’acheteurs. La crise économique a passé également par ici et beaucoup de commerces ont mis la clé sous le paillasson. Surprise: sur un parking se trouvent quelques tentes qui abritent la défense civile. Les membres sont bénévoles, fiers de se mettre à disposition lors de catastrophes; ils m’invitent sous leur abri tout fleuri, offrent dans la tradition arabe café, eau, biscuits et me montrent les photos de leurs interventions. Des échanges d’expériences entre le Liban et la Suisse seraient profitables: notre protection civile repose sur la possibilité de mettre en œuvre des moyens matériels et humains importants alors que la leur, de ce que j’en ai compris, fait appel à la débrouillardise et au sens de l’improvisation.
Hrek Hreik, quartier du Hezbollah
Ce quartier est le fief du Hezbollah, parti politique chiite; particularité toute libanaise, il dispose d’une milice fortement armée et bien entraînée qui s’est rangée du côté de Bachar el Assad durant le conflit syrien. Dans le fragile équilibre du pays, le Hezbollah est un état dans l’état soutenu par l’Iran et ennemi d’Israël. Les rues menant au quartier peuvent être fermées à tout moment par de lourds portails car des attentats perpétrés par des djihadistes sunnites ont déjà eu lieu. Interdiction formelle de sortir son appareil de photo, les caméras sont partout, je vois des pistolets sous les chemises mais on peut laisser sa voiture ouverte. La sécurité est garantie. Je me sens scruté de toutes parts mais sans animosité: il est préférable de montrer patte blanche et de marcher, d’aller dans des boutiques. Partout des photos des «martyrs» morts en Syrie ou lors d’opérations contre l’Etat hébreux, partout des drapeaux jaunes couleur du parti. Cela donne un petit air de Téhéran. En 2006, le Hezbollaz tua 8 soldats israéliens et en enleva deux autres. En représailles, il s’en suivit une guerre de 33 jours. Le centre du quartier fut détruit car Israël voulait éliminer le leader Hassan Nasrallah. Un conflit pour rien, un match nul mais à quel prix. L’Iran a financé la reconstruction avec en prime un couvert d’une capacité de 10’000 personnes pour les meetings. C’est la petite amie de mon chauffeur, elle est chiite ce qui facilite les choses, qui parlemente avec le garde. Barbu, courtaud, armé de sa kalachnikov, c’est le portrait-type de ces combattants prêts à mourir pour une cause politico-religieuse: après quelques appels téléphoniques, des hésitations et de nombreux sourires, il nous laissera pénétrer. Tout est sombre et j’imagine ces milliers de fidèles, femmes et hommes séparés, écouter les harangues de leur leader qui n’apparaît plus en public.
Borj el Brajneh
C’est l’un des douze camps palestiniens du Liban et compterait une dizaine de milliers de personnes, la plupart étant les descendants des familles chassées par l’Etat hébreux en 1948. Ce camp, comme les autres du reste, est surpeuplé et ne peut s’étendre géographiquement. Depuis d’étroites ruelles il est difficile d’apercevoir le ciel entre les fils électriques qui pendent (dangereux lors des pluies) et le linge qui sèche tant les bâtisses ont été rehaussées. Pour arranger le tout, les coupures d’eau comme d’électricité sont fréquentes; faute de place, on s’entasse dans les maisons à trois-quatre par pièce. Un urbaniste y perdrait son latin de même que le personnel de la Société électrique de la Vallée de Joux. Des scooters passent en évitant les enfants qui n’ont que les ruelles pour aires de jeux. Aux réfugiés de 48 se sont ajoutés des Palestiniens de Yarmouk, quartier durement touché dans la banlieue de Damas. Mal tolérés par le Gouvernement libanais -la majeure partie des emplois leur étant interdits- ils subsistent au jour le jour avec de petits boulots à l’extérieur et l’aide de l’UNWRA, organisme des Nations Unies. Ni l’armée ni la police ne pénètrent dans les camps. Bien que la sécurité soit assurée par des miliciens palestiniens, il vaut mieux être accompagné. J’y vais avec une responsable de Beit Atfal Assumoud, organisation humanitaire active dans les domaines de l’éducation et des soins médicaux de base; des sorties aux plages sont parfois prévues pour les enfants. C’est LE moment de l’été: transport de quarante gosses dans des bus prévus pour vingt avec baignade dans des eaux polluées, mais les gosses n’y font pas attention. Exception faite de son directeur, ce sont des femmes qui occupent des postes importants. Elles allient sens de l’organisation et débrouillardise. La plus âgée rêve de voir la Haute-Galilée, la terre de ses ancêtres, mais jamais le gouvernement israélien ne lui accordera un visa, même pour trois jours.
Jean-Yves Grognuz,
le 1er juin 2019