Comment ce petit pays grand comme un dé à coudre avec ses quatre millions d’habitants, ses dix-sept communautés, peut-il entrevoir un futur commun en surpassant les divisions et les haines issues d’une succession de conflits durant quinze ans qui firent 300’000 victimes? Si les accords de Taef de 1989 mirent fin aux guerres internes, les chefs des principaux partis s’entendirent pour poser le couvercle sur une marmite au brouet nauséabond. Car accuser un autre bord des pires exactions – tueries, enlèvements, pillages – c’était risquer de se voir accuser des mêmes maux surtout en ce qui concerne le dossier très sensible des personnes disparues. On s’entendit pour une amnistie tout en feignant la réconciliation. Ce n’est donc pas demain que les écoliers apprendront de sources probantes le passé de leur pays. Leur vision «des autres, des adversaires», sera tributaire des souvenirs de leurs parents par définition partiaux.
Musée du Hezbollah
Le Hezbollaz est un parti politique d’obédience chiite qui dispose de plus d’une milice surarmée et bien entraînée active lors du conflit syrien du côté de Bachar al Assad. Il est le pion régional de l’Iran dont il tire la majeure partie de son financement et a pour ennemis jurés l’Arabie saoudite sunnite et Israël en raison de la question palestinienne toujours non résolue. Ce parti a créé au sud du pays un musée qui fait aussi office de parc d’attractions; il y a même un parcours du combattant pour les enfants avec sauts d’obstacles et grillages sous lesquels il faut ramper! Ici, on ne fait pas dans la dentelle en matière de commentaires et tout tient en un seul slogan, résistance, alors que le parti s’est toujours montré belliqueux vis-à-vis d’Israël. Des carcasses de chars gisent au fond d’une fosse pour souligner l’humiliation subie par l’armée de l’Etat hébreux lors du conflit de 2006. «Voyez notre puissance, prenez des photos, diffusez-les, allez dans les tunnels, partagez la vie fruste des combattants et n’oubliez pas d’aller voir le film». Pour le contenu cinématographique, on a fait dans le retentissant, le glorieux, avec musique martiale, boum-boum des canons et tac-tac des mitraillettes. A la sortie, il est suggéré d’aller au kiosque pour acheter un T-shirt ou une arme en plastique pour les garçons. Si j’ai été choyé par le personnel du restaurant, j’ai tout de même été accompagné jusqu’aux toilettes, sait-on jamais! Petit goût d’espionite avant le café.
Rebelote en pays chrétien
Un musée a été récemment inauguré à Jbaël, celui des Phalanges chrétiennes (Kataëb), fondées en 1936 par Pierre Gemayel qui s’était inspiré des thèses de Mussolini; le slogan «Dieu, famille, patrie» donne un petit supplément pétainiste. Le contenu muséographique (photos, articles de journaux, affiches etc.) est digne d’intérêt. Dès l’entrée, le ton est donné avec deux références historiques sur lesquelles l’idéologie du Parti s’est fondée. La Bible tout d’abord dans laquelle les mentions de Tyr, Sidon, Cana sont nombreuses afin d’ancrer le mouvement dans un passé judéo-chrétien; l’époque phénicienne est aussi soulignée avec ses navigateurs qui fondèrent des comptoirs sur les côtes de la Méditerranée. «Nous sommes leurs dignes représentants et voulons transmettre cet héritage aux jeunes générations pour faire du Liban un Etat souverain». Affirmation contestable pour celles et ceux qui se sont intéressés à l’histoire de ce pays. Le Liban est composé de multiples communautés et aucune ne peut affirmer être la seule à pouvoir présider aux destinées de la nation. Seul visiteur du jour à qui on avait collé un sbire me suivant pas à pas (pensait-on que j’allais entreprendre une carrière tardive de terroriste ou que j’allais m’emparer du canon du second étage?), je fus reçu par le jeune directeur. Esprit brillant ayant fait ses études en Suisse, il se mua en Père confesseur pour connaître mes impressions. Musée à revoir car les contenus sont riches mais il manque toutefois quelques pièces de puzzle à cet éloge de la famille Gemayel. Pierre le Patriarche figure en bonne place de même que son fils Bachir élu en 1982 à la Présidence de la République et tué peu de temps après; en revanche aucune allusion aux affrontements entre les clans chrétiens au début du conflit ou à la main tendue par Israël et acceptée par le Parti alors que l’Etat hébreux rêvait de voir en 1982 le Liban éclater en micro-cantons confessionnels pour mieux l’affaiblir. Cette volonté mémorielle est donc sélective mais fallait-il s’attendre à autre chose?
Pâques grecques-orthodoxes
Un ami avait insisté: «Venez célébrer la cérémonie de Pâques avec ma famille». Il est dix-neuf heures, l’église grecque-orthodoxe du centre-ville est pleine à craquer. Il me présente un ministre et deux députés qui en bons politiciens n’oublient pas de serrer les mains: «Soyez le bienvenu au Liban!». Tourisme et chrétienté font ici bon ménage. Et on attend, on attend une heure puis deux car le cierge, symbole de lumière, doit venir de Jérusalem. Le hic, c’est qu’il ne peut passer la frontière (les deux gouvernements ne pourraient-ils pas faire un effort, ne serait-ce qu’un jour par an?) et doit donc passer par la Jordanie pour s’envoler pour Beyrouth. «La bougie est sur sol libanais, elle arrive, escortée par des motards» me dit mon ami. J’ai l’impression de suivre une étape du Tour de France. Et d’un seul coup les fidèles grimpent sur les bancs, téléphones portables en mains. Portée par un évêque, ils viendront en allumer une pour leurs foyers. Ambiance festive à la sortie de l’église dans la nuit tiède: chaque famille porte sa bougie rouge, on se salue, on s’embrasse et les enfants endimanchés mangent des glaces. Mon ami me reconduit à mon hôtel à la libanaise, c’est-à-dire comme un kamikaze, et je tiens fermement ma bougie. Qu’en faire ensuite? Il insiste pour que je la prenne dans ma chambre alors que mon esprit rationnel doté d’un sens élémentaire de prudence imagine le pire, un courant d’air par exemple, provoquant l’incendie de l’hôtel Napoleon. Tout se négocie ici mais avec tact; afin d’éviter un sacrilège car il ne faut pas l’éteindre, la sainte bougie finira chez sa maman.
Jean-Yves Grognuz, le 8 juin 2019