J’avais relaté l’an passé quelques impressions lors de visites dans des camps de réfugiés syriens situés dans la vallée de la Bekaa, haut lieu de la présence romaine qui a légué le site remarquable de Baalbek.
Un camp comme les autres
Impossible de les manquer, ils sont partout, reconnaissables à leurs tentes recouvertes d’une bâche. Ici trois emplacements, plus loin une dizaine. Abou Kahlil, la soixantaine, visage buriné, portant le keffieh noir et blanc est le responsable de l’un d’entre eux. Tout passe par lui, du règlement des problèmes quotidiens jusqu’aux mariages. Les familles viennent de la région de Raqqa conquise en 2013 par l’Etat islamique (Daesh) puis reprise en 2017 par les forces arabo-kurdes. Faute d’un règlement politique incluant la Russie, l’Iran, la Turquie, les USA et le pouvoir en place en Syrie, un retour des réfugiés n’est pas à l’ordre du jour. Les hommes de 18 à 50 ans craignent d’être enrôlés dans l’armée de Bachar el Assad et leurs villages sont passés sous contrôle kurde. Pour corser le tout, bon nombre de familles n’ont pas été enregistrées et le gouvernement syrien ne reconnaît pas les enfants nés sur sol libanais. Ceux-ci sont nombreux, cinq, sept par familles et la plupart ne vont pas à l’école, trop chère. Dans d’autres camps les enfants sont scolarisés, le matin ou l’après-midi, en alternance avec les élèves libanais. Rien n’est gratuit. Les propriétaires louent leurs terrains, l’eau et l’électricité sont payantes. Les femmes gagnent quelques sous dans les champs et les hommes trouvent des boulots à la journée dans la construction. Abou Khalil a tout perdu, son tracteur, sa maison et, pour sûr, il passera encore un hiver dans la Bekaa, neige en prime.
Turquie et région de Diarbakyr
Ceinte d’une imposante muraille de basalte, la vieille ville avec ses ruelles sombres, ne constitue qu’une petite partie d’une agglomération qui ne cesse de croître. Sa population est kurde et Diarbakyr fit l’objet d’intenses combats en novembre 2015 entre les forces gouvernementales et le PKK, parti des travailleurs du Kurdistan qui revendique l’autonomie de la région. Sa partie la plus dévastée a été rasée pour faire place à un nouveau quartier. Seules une église et une mosquée seront sauvegardées. Si le conflit a cessé, l’appareil sécuritaire est omniprésent dans tout le Sud-Est du pays. Barrages de police, voitures blindées dans les villes, fortins le long des routes sont là pour signifier que le gouvernement occupe la région. Le traité de Sèvres (1920) avait eu pour buts le démantèlement de l’Empire ottoman qui s’était rangé du côté de l’Allemagne lors de la première guerre mondiale et la création d’un Etat du Kurdistan. Promesse non tenue trois ans plus tard lors de la conférence de Lausanne. Peuple dispersé entre l’Iran, l’Irak, la Turquie et la Syrie, il est fort douteux qu’il soit rassemblé un jour en une nation indépendante.
Le Croissant fertile
Diarbakyr forme la partie septentrionale du Croissant fertile qui englobe l’Irak, le sud de la Turquie, le nord de la Syrie, Israël et la Palestine. Il comprend la Mésopotamie arrosée par le Tigre et l’Euphrate où se développa vers 12’000 ans avant notre ère l’agriculture et la domestication des bovins et des ovins. Immense progrès de l’humanité qui s’étala sur une longue période: les humains, petit à petit, abandonnèrent leurs modes de vie, chasse et cueillette, pour se sédentariser. Des villages virent le jour puis des villes donnant naissance aux premières civilisations polythéistes. Le très beau musée de Diarbakyr relate cette lente mutation.
Une découverte archéologique qui remet tout en question
Si les restes des anciennes civilisations sont légion dans le Croissant fertile (beaucoup de sites sont encore à découvrir), le plus ancien temple de pierre connu a été excavé à Göbekli Tepe près de la ville de San Urfa; sa construction estimée entre 11’500 et 8000 avant J.-C. devance de 7’000 ans celle des premières pyramides d’Egypte! Le temple est constitué de cercles concentriques et chaque cercle est fait de mégalithes en forme de T, certains sculptés d’animaux. Les archéologues estiment qu’une tribu de chasseurs-cueilleurs construisit cet édifice; seule une partie de la colline a été excavée laissant supposer que ce site totalement déroutant serait beaucoup plus étendu.
Dilemme à Hasankeyf
Confronté à un manque de ressources énergétiques, le gouvernement turc avait édifié des barrages, le premier sur le Tigre en 1955, pour électrifier le pays et irriguer les basses terres limitrophes à la Syrie (céréales et coton). Un autre projet d’envergure est en cours de réalisation et aura pour effets de noyer une vallée riche en sites rupestres datant de 12’000 avant notre ère et de déplacer 3000 habitants dans des habitations situées plus haut. Les habitants mécontents qui vivaient pour l’essentiel du tourisme et les rapports négatifs de nombreux paléontologues n’ont pas infléchi la volonté gouvernementale. D’un côté la volonté du gouvernement du président Erdogan de développer le pays et d’asseoir sa puissance dans cette partie du monde, de l’autre la préservation d’une vallée superbe, riche en patrimoine à laquelle s’ajoute le risque pour l’Irak, en aval, de recevoir moins d’eau.
Jean-Yves Grognuz,
le 13 juin 2019