La région de Midyat sur le plateau dominant la Mésopotamie est appelée le Tur Arbin; c’est le foyer de la communauté syriaque-orthodoxe parlant encore l’araméen. Comme les Arméniens, ils furent en grande partie exterminés en 1915; dès les années soixante, les familles des survivants s’exilèrent aux USA, au Liban, en Australie, en Allemagne et en Suisse allemande. Combien en reste-t-il? Un millier, un peu plus?
C’est lors du Concile de Chalcédoine en 431 que cette communauté se détacha du courant principal de la Chrétienté pour des motifs portant sur la nature du Christ. Le Tur Arbin recèle une dizaine de monastères qui furent influencés par les Pères de l’Egypte dès le IIIe siècle. C’est celui du Mor Agen (St Eugène) qui m’a le plus impressionné: accroché à une falaise, il domine la plaine qui s’étend de la Turquie à la Syrie. Saint Eugène y est venu au IVe siècle accompagné de septante fidèles pour évangéliser la région. Deux prêtres et quatre novices y vivent encore. L’un d’entre eux est Allemand et se destine à la prêtrise. Tout heureux de converser, il regrette de voir les visiteurs partir aussi vite qu’ils étaient venus, armés de leurs indispensables téléphones portables. «Oh la belle inscription! Que cette icône est belle! Mince, il n’y a pas de réseau». Civilisation de l’image abondante qu’il faut absolument partager avec ses proches comme si l’on devait voyager avec eux alors que le site invite à la contemplation.
Le Tur Arbin mérite que l’on s’y arrête, que l’on prenne les petites routes bordées de champs d’orge et de vignes. Arrêt à Izbirak avec son église perchée sur une colline: une vieille nonne un peu méfiante y demeure avec ses trois poules et son chien. Elle vit enveloppée de silence sous un ciel intensément bleu dans le plus grand dénuement. A Mor Yakub, c’est un prêtre portant la coiffe caractéristique des syriaques, noire et ornée de croix blanches, qui m’invite pour le thé. Il parle un peu l’anglais et me vante les mérites de son évêque, «une tête dure», sans lequel sa communauté disparaîtrait. J’évite de lui parler politique car je pressens qu’il pèserait ses réponses au trébuchet. On est en Turquie faut-il le rappeler et le Président Erdogan n’est de loin pas l’incarnation d’un démocrate.
Un dimanche à Midyat
Office religieux dans une petite église avec une septantaine de fidèles, femmes à gauche et portant une mantille noire. L’abouna (le prêtre) conduit l’office assisté de huit servants. Toute la liturgie est célébrée en araméen, sans sermon, selon un rite venu de la profondeur des siècles, en alternance avec un groupe de jeunes filles. Partout des bougies, des icônes et les servants utilisent à profusion l’encensoir. Pas de communion durant la cérémonie mais des pains chauds sont distribués à la sortie; pas de guitares non plus ni de «chants pour faire moderne» car déroger à la tradition serait synonyme de perte d’identité spirituelle et communautaire. Quant à l’œcuménisme façon Taizé, passez votre chemin. On peut comprendre cette attitude de repli et de méfiance; ultra-minoritaires dans le monde arabo-musulman, les chrétiens d’Orient ont souffert par ricochets des interventions étrangères. Ce fut le cas pour les Arméniens en grande partie exterminés par les Turcs car suspectés de s’être alliés avec la Russie lors de la première guerre mondiale. Les chrétiens d’Irak et de Syrie furent les victimes de l’Etat islamique dont la naissance fut consécutive de la seconde guerre menée par les USA en Irak. Ils furent suspectés par les djihadistes, quand ce n’était pas par leurs voisins musulmans, d’être de connivence avec ces nouveaux Croisés voulant d’un coup de baguette magique apporter la paix et la démocratie. L’avenir des Syriaques du Tur Arbin, minoritaires parmi les Kurdes sunnites qui vivent sous la férule du gouvernement turc islamo-conservateur n’est pas réjouissant: les plus jeunes rêvent de s’expatrier comme j’avais déjà pu le constater en Palestine où les communautés chrétiennes se trouvent prises en étau entre une population musulmane brandissant l’Islam comme étendard politique et les effets étouffants de l’occupation israélienne.
Harran
C’est dans cette ville qu’Abraham, parti d’Ur dans l’actuel Irak, se serait arrêté quelques années avant de rejoindre le pays de Canaan. Vérité pour les uns, légende pour les autres, Harran a été depuis la Haute-Antiquité un lieu âprement disputé entre Mèdes, Scythes, Byzantins, Arabes et Mongols. L’habitat de la ville, dont seule une petite partie subsiste, était fait de maisons de briques construites en cônes. Chaque pièce était dévolue à une fonction particulière et communiquait avec les autres. Fraîches en été, chaudes en hiver, elles sont beaucoup plus agréables à vivre que les maisons en parpaings.
Le Nemrut Dagi
On vient de loin pour admirer le soleil levant ou couchant au pied d’un impressionnant tumulus constitué de petites pierres qui fut érigé par un petit roi de Commagène rêvant d’immortalité. Ce lieu ne doit rien au hasard car c’était un point de rencontre entre les civilisations grecque et perse. Situé à
2150 mètres d’altitude, il est devenu une attraction touristique: régiments chinois et bataillons japonais s’y bousculaient pour immortaliser le coucher de soleil alors qu’un orchestre jouait du Vivaldi.
Plus bas, j’avais fait étape dans un petit village. Intéressés par la biodiversité? C’est dans cette vallée qu’il faut venir. L’eau des torrents est distribuée dans les cultures par des canaux semblables aux bisses valaisans. Des champs d’orge alternent avec des près, des vergers, des vignes. Les insectes foisonnent et les oiseaux sont partout. J’avais écrit ces lignes sous le noyer d’une petite pension en regardant passer les bouviers menant leurs vaches. Un vieillard au visage buriné et osseux portant un calot blanc vint s’asseoir à ma table; il posa sa fourche, me fixa intensément puis entama un long monologue en désignant son verger. Visiblement, c’était toute sa fierté. S’est-il douté que je ne parlais pas le kurde? Cette question ne l’avait pas effleuré et il partit comme il était venu.
Jean-Yves Grognuz,
le 20 juin 2019

