Une armée amputée de ses forces aériennes cesse d’être opérationnelle. Le cas échéant, les dépenses ne seraient alors plus soutenables que réclamerait le maintien d’une armée fossile. Outre qu’il aurait pour corollaires l’effacement d’un savoir-faire irremplaçable et une perte de souveraineté dommageable, le refus d’acquérir de nouveaux avions de combat signifierait, in fine, le démantèlement programmé de l’armée.
Il eût été déraisonnable de commettre le peuple souverain au soin d’évaluer le degré d’adéquation de tel ou tel aéronef aux réalités militaires de l’heure. Si peu averti qu’il soit des aspects techniques du problème, le citoyen n’en conserve pas moins le droit d’émettre à cet égard quelques considérations d’ordre contextuel.
Succinctement:
L’incertitude est inhérente à la guerre
«Le brouillard de la guerre» est une métaphore que l’on doit à Carl von Clausewitz; elle évoque l’inaccessibilité de l’ensemble des données qui eussent été nécessaires à la maîtrise parfaite de l’action militaire1. Mais cette opacité est aussi épistémique, qui enveloppe la guerre en tant qu’entité, à telle enseigne qu’aucune tautologie n’a encore été énoncée qui eût épuisé identiquement toutes les expressions possibles de la guerre. Il n’est point pour la guerre d’intelligence nomothétique, fondée sur des relations constantes et des lois universelles.
De la sorte, l’histoire des guerres ne délivre aucun enseignement qui soit intégralement transposable aux guerres à venir, car l’Histoire est une reconstruction a posteriori. S’il veut son discours intelligible, l’historien devra prêter aux événements qu’il évoque une rationalité dont ils étaient dépourvus au moment de leur consommation, mais, s’il veut éviter de verser dans l’artifice de langage, l’historien devra s’ingénier à restituer aux événements passés l’incertitude dont ils étaient gros. Ce paradoxe descriptif laisse dans les limbes de l’impensé la réalité des décisions et des hasards ayant présidé à la phénoménalité de la guerre.
Protéiforme est la guerre
Durant la Guerre froide, le souvenir encore brûlant de deux guerres mondiales inclinait les grands puissances à corseter la conflictualité interEtatique au moyen d’un appareil de contention diplomatique (charte des Nations Unies, accords de Bretton Woods, OMC, contrôle des armements nucléaires, etc.), ce, dans l’espoir que plus aucun casus belli majeur ne pût dégénérer calamiteusement, (nonobstant la persistance d’un cynisme d’Etat).
Et l’on a supposé à l’exorbitante destructivité des moyens militaires associés une vertu dissuasive. C’était chasser la fatalité de la Guerre vers des niches inconnues: hors le droit international, hors les catégories étroites dont nous avions cru détenir la clé.
Une fois tombé en poussière le binarisme de la Guerre froide, le terme de «crise», sempiternellement employé, est venu dire notre inaptitude foncière à qualifier des situations volatiles inédites, de plus en plus compliquées. Qui pis est, en connotant ces «crises» jamais résolues d’un caractère transgressif inacceptable, au regard d’un ordre international censé garantir universellement paix et sécurité, nous n’avons fait qu’épaissir les ténèbres de notre ignorance.
Le caractère fractal de la guerre
C’est user d’euphémisme que de dire la connexité du monde contemporain. Que des Etats, naïvement perçus comme lointains, perdent la capacité d’exercer leurs prérogatives régaliennes, et c’est, ipso facto, notre propre sécurité qui se trouve atteinte! La décomposition de l’Etat porte en germe les formes terroristes de la guerre, lesquelles sont radicalement étrangères au droit international, et ne répondent à aucune espèce d’idéologie politique. La guerre s’est donc muée en un «objet fractal»2 , opposant à des Etats territorialement et politiquement strictement délimités un nuage délétère d’acteurs infra-Etatiques, fugaces et difficilement identifiables. Ce type de belligérance nous jette dans une ère d’indéfinitude, en termes de durée et en termes d’étendue, car il n’est plus d’adversaire constitué avec qui passer aucun traité de paix…
Placé devant l’impossibilité de vaincre militairement, compte tenu de la disproportion des moyens militaires en cause, l’ennemi débile a brisé le cadre rigide auquel le puissant entendait le soumettre, et substitué à la dissymétrie d’un rapport de force insurmontable une asymétrie imprévue qui annule la suprématie technologique du puissant. Porté à la maximalisation de la destruction, mais plié à l’obligation de se soustraire au champ des armements high-tech de l’Etat, l’ennemi faible a écrasé la hiérarchie militaire classique, et banni l’inertie des procédures décisionnelles habituelles; il instigue plus qu’il ne commande, tablant sur une architectonie réticulaire, sur l’adaptabilité, sur l’inventivité de cellules opérationnelles quasi insécables. A l’image d’un sable impalpable, la menace terroriste s’infiltre partout où elle rencontre une structure sociétale montrant des porosités ouvertes.
Un brisement de symétrie paradigmatique
Au sens de Clausewitz, si elle avait bien en propre «une grammaire», la guerre ne contenait pas dans ses flancs une logique par soi. Coupée de la Raison politique, la guerre inconsidérément entreprise se fût trouvée ipso facto dépouillée de tous les liens intelligibles qui en eussent autorisé une conduite maîtrisée; une telle guerre eût alors mené infailliblement à l’enlisement dans le marécage du non-sens3.
Au sortir de la Première guerre mondiale, lorsque la précaire République de Weimar était sous le fléau de la guerre civile, Max Weber prononça une conférence destinée à figurer dans les annales de la spéculation sociopolitique.4 D’emblée, le terme de «politique» y était détaché de l’actualité immédiate pour désigner l’Etat, qui plus est, l’Etat en tant que détenteur du «monopole de la violence physique légitime», i.e. tel qu’en capacité d’imposer le Droit par la force.
Les attentats paradigmatiques du 11 septembre ont brisé la symétrie que composaient les postulats de Clausewitz et de Max Weber. De transitive qu’elle avait été pendant des siècles, la guerre se vit soudainement frappée au coin de l’immanentisme, si honni fût-il par l’ennemi jihadiste. Quand la guerre avait été l’emploi de la violence organisée (ou la menace de celle-ci) à des fins politiques, les formes dégradées de la guerre qui nous sont infligées visent à déclencher, au sein de l’Etat haï, un processus autogène de destruction des institutions.
L’éventualité de guerres composites
Compte tenu de la protéiformité de la guerre et de l’imprédictibilité de ses manifestations, il serait bien sot de conclure de ce qui précède à l’abandon des guerres de puissance: nous devrions même nous préparer à l’éventualité de guerres composites. A cet égard, le général Vincent Desportes faisait observer «que le maintien en sommeil de la guerre classique suppose encore pendant longtemps que l’on conserve les capacités de la faire.»5 Hors l’UE, le fait est que des conflits entre Etats demeurent. A l’est, l’agressivité et la fourberie montrées par la Russie sont des traits susceptibles de se conjuguer avec la dépendance rédhibitoire dont souffre l’Europe en matière d’approvisionnement énergétique, ainsi que le suggère l’affaire Alexeï Navalny.
Principale figure de l’opposition en Russie, Alexeï Navalny est actuellement hospitalisé à Berlin, les médecins allemands ayant établi qu’il avait été empoisonné par un agent innervant de type Novitchok, mis au point naguère par l’Union soviétique. Actuel ministre allemand des affaires étrangères, Heiko Maas a clairement mis en cause la responsabilité de l’Etat russe, et brandi la menace d’interrompre le chantier du gazoduc «Nord Stream 2», en cours d’achèvement; – il est censé approvisionner l’Allemagne et l’Europe en gaz russe.
Mais on pourrait aussi évoquer le conflit gazier gréco-turc, au sein même de l’OTAN…
La nécessité de coopérer avec des Forces aériennes amies
Dans un contexte où les réformes de l’armée et des réductions budgétaires drastiques l’obligeaient à repenser l’orientation de nos Forces aériennes, Fernand Carrel préconisait «deux actions d’envergure»:
« - ouvrir nos Forces aériennes au monde extérieur, et développer leur interopérabilité avec des armées de l’air étrangères et amies;»
« - poursuivre leur modernisation au plan des structures de conduite et d’engagement ainsi que des moyens personnels et matériels, en fixant des priorités sévères, et en concentrant strictement nos ressources sur l’essentiel.»
«Ce n’était pas le meilleur choix pour être populaire», concédait-il; mais c’était, il en restait convaincu, «celui qui permettait d’affronter avec succès les défis à venir», concluait-il.6
– A la veille d’un scrutin qui s’annonce décisif, la lucidité de l’ancien patron de nos Forces aériennes n’en revêt que plus d’éclat.
François Mastrangelo
1 Cf. Carl von Clausewitz, «De la Guerre» / Livre II / Chap.2: «De la théorie de la Guerre»
2 Le terme est du mathématicien Benoît Mandelbrot.
3 Carl von Clausewitz / Op. cit. / Livre VIII / Chap. 6b: «La guerre est un instrument de la politique»
4 Max Weber, «Le Savant et le Politique»
5 Général Vincent Desportes, «La Guerre probable» / Chap. 2: «Nouvelles conflictualités» / Ed. Economica,
Paris, 2008 / p.32
6 «Au cœur de nos Forces aériennes: réminiscences et perspectives», par le Cdt de Corps (retr.) Fernand Carrel auprès de l’A3-EPFL / 24.10.09
https://www.amicaleaviation4.ch/html/1_4ea54.html
Bonjour,
Très pragmatique, c’est une question de l’existence, de l’indépendance de l’état SUISSE.
Cordialement.
Dejan