C’est la deuxième fois en l’espace de quelques années que l’un des membres des Pirates décède. Il s’agit cette fois-ci de Frank Meyer, dit Six-Sous, mécanicien et animateur de la forge des Charbonnières après que son père Walter eut disparu.
Les Pirates du Mont-Tendre… Ce pouvait être en 1959. Alors la course d’école de la grande classe des Charbonnières, sous la direction de l’instituteur de l’époque, M. Gilbert Reymond, prit le chemin, non du bord du Léman pour aller par exemple visiter le Château de Chillon, non pour un autre site de nos beaux cantons de Vaud ou du Valais, mais du Mont-Tendre. Tout simplement.
Il s’agissait alors de se rendre au Mazot de l’Isle, près de Châtel. D’aucunes et d’aucuns logèrent dans le refuge, d’autres, tous garçons, sous tente. Deux journées épiques où l’on entendit un sacré grabuge pendant la nuit, là-bas du côté de la cabane!
A l’occasion de cette sortie, notre instituteur nous avait demandé de former des groupes de trois ou quatre, avec pour chacun le devoir de confectionner un fanion. Dans notre petite troupe, il y avait Six-Sous, Hector dit Churchill, hélas décédé le premier il y a quelques années, et moi-même.
Chose amusante, pour cette occasion, Mme Georgette Meyer, mère de notre copain Six-Sous, avait composé une chanson que nous pourrions chanter tout en gravissant le Mont-Tendre. Les paroles étaient:
En avant, en avant, les Pirates du Mont-Tendre,
En avant, en avant, il nous faut marcher gaîment! 1
Le fanion qui aurait pu finir rongé de mites en un vieux galetas quelconque, n’a fort heureusement pas disparu. Le voilà, dans sa «suprême beauté», cousu par l’une de nos mères avec toute l’attention qu’elle pouvait y mettre. Pièce rare, fort évocatrice et qui figurera dans le petit musée personnel du soussigné jusqu’à la fin des temps. Non, on ne se sépare jamais de telles reliques issues du plus profond de son enfance.
Belle équipée malgré les surprises de la nuit! Nous avions joué pendant les deux jours, animant forêts et pâturages alentours, nous étions sans doute montés à Châtel, et puis voilà, il avait fallu déjà repartir. Et bien vite oublier nos fameux Pirates du Mont-Tendre qui ne reprendraient hélas jamais du service. Juste en reste-t-il un souvenir.
Mais celui-ci, si modeste soit-il, se veut un salut à Six-Sous qui s’en est allé dans la dignité de son rôle de mari, de père et de grand-père. C’était un charmant compagnon. Et je peux le dire, plus que cela, puisque j’eus l’occasion de vivre deux ans à son côté à la même table d’école dans cette grande classe, et cela sans jamais nous heurter, nous accordant même comme deux larrons de foire! Nous occupions alors la table du premier rang de la troisième rangée, contre le jardin. C’était la meilleure place. Le régent ne nous voyait quasiment pas, et par conséquent nous n’avions presque jamais l’occasion tant redoutée d’aller nous exhiber au tableau noir. Petit souvenir amusant, un parmi tant d’autres, nous avions reçu chacun un flacon de pastilles Sanasol. Celles-ci, nous devions les ramener à la maison pour en croquer une ou deux par jour. Six-sous, lui, avait trouvé bien plus approprié de les prendre toutes d’une seule fois en les suçant les unes après les autres durant toute une matinée. Il ne s’en est pas trouvé plus mal pour autant!
Son départ m’attriste profondément. Car Six-Sous, c’était une personnalité des Charbonnières fidèle au plus haut point à son village. Il y avait habité toute sa vie avec sa famille, dans sa forge, près de la laiterie et de la boulangerie, au pied de l’église dont l’une des cloches a sonné longtemps l’autre jour pour signaler cette douloureuse disparition. Un cœur de localité animé en ce temps-là d’une manière que l’on ne sait plus imaginer aujourd’hui. Ainsi disparaît le passé de nos petites agglomérations, avec toutes celles et tous ceux qui l’ont habité.
Cher ami Six-Sous, ton père t’appelait naturellement par ton prénom, Frank, et quand il avait énoncé celui-ci avec autorité sur le pas de porte de la forge, mon Dieu, tu n’avais qu’une seule chose à faire, obéir!
Et maintenant, pour terminer cette évocation que je voudrais plus attentionnée encore et surtout plus longue, je te rends hommage et je t’assure de mon éternelle amitié.
Tasson
1 A la base texte et musique tirés du no 1 du Chante Jeunesse de 1952.