L’année dernière, des personnes de chez nous, parents ou amis, sont décédés dans l’isolement, à l’hôpital ou en EMS, en raison de la première vague du virus qui s’est abattue dans nos régions.
Passer le dernier temps de sa vie en étant privé de la présence de ses proches est une grande douleur pour celui qui s’en va, et aussi pour ceux qui ne peuvent faire leurs derniers adieux à une personne qui leur a été proche au cours de leur vie.
Le 12 septembre 2020, les Eglises de la Vallée de Joux ont organisé, conjointement avec les Autorités civiles, une cérémonie pour ceux qui n’avaient pu revoir l’être qui leur était proche.
Cette cérémonie m’a profondément touché. Elle s’est déroulée dans une atmosphère de recueillement et de partage. Ce fut un instant de sérénité et de réconfort qui a permis à ceux qui avaient perdu un proche de vivre leur deuil et de le partager.
Ce moment est resté pour moi un instant particulièrement important. Je me suis entretenu avec le pasteur Antoine Schluchter pour mieux comprendre ce que signifie se séparer de la vie, comprendre ce que c’est que se séparer de ses proches.
Walter : Je voudrais vous demander comment vous en êtes venu à penser et organiser cette cérémonie que j’ai vécue comme un moment de grande profondeur.
Pasteur : Très tôt en 2020, en avril, je me suis dit, étant donné cette situation : « Il faut qu’on se prépare à faire quelque chose. »
La pandémie a commencé fort à La Vallée. Et du fait qu’on a eu quelques décès, cela a créé une sorte de panique, et les mesures de restrictions sont arrivées très vite. La question s’est posée quant au rôle des Eglises, au rôle des pasteurs aussi. Nous étions moins au premier rang que le personnel médical et d’autres services, et c’est justement pour cela que j’ai voulu établir un contact avec le responsable du dispositif, et puis maintenir ce contact, pour voir comment on arrive à faire face, quels sont les besoins.
Ceci dit, au niveau de l’hôpital, au niveau du foyer de l’Agapê, qui a dû fermer un temps, ça a été extrêmement rude. Et moi, je me suis retrouvé, en tant que pasteur, à proposer des cérémonies, mais à moins de dix personnes en incluant l’organiste et les services de pompes funèbres, c’était vraiment minime, et cela obligeait les familles à des choix dramatiques. Lors du premier décès où l’on a fait appel à moi pour venir voir la famille, j’ai dû refuser parce que cela n’était pas autorisé. Et cela m’a marqué.
Un autre exemple est le cas du service funèbre d’une personne relativement jeune. La sœur du défunt me disait : « On a dû passer outre le règlement, cela m’a juste permis de saluer mon frère à travers une vitre. Mais c’est tout ! »
Je pense encore à une troisième situation où un couple âgé a attrapé la Covid en même temps. Madame a été maintenue à l’hôpital du Sentier, Monsieur a été envoyé à Yverdon. Ils se sont un peu parlé par téléphone, et elle ne comprenait plus. Et quand il est revenu à La Vallée, sa femme était morte. Il lui a fallu tout un temps pour faire le deuil, pour réaliser ce qui s’était passé.
Et lorsque les visites ont repris, au foyer Agapê par exemple, il y avait des règles, bien sûr, mais que nous avons assouplies pour les personnes en fin de vie, sinon nous n’aurions pu les voir car elles ne sortaient plus de leur chambre. Et cette présence a été très bénéfique pour maintenir une certaine humanité. La responsable du foyer a fait le choix déterminé de cultiver au maximum la relation, tout en gardant les règles. Le seul risque qui a été pris était de faire tout ce qui était possible au niveau relationnel. Lorsque le relationnel est cultivé au maximum, c’est bienfaisant et cela a certainement un impact sur la santé. Après, je pense que d’un point du vue biblique, la foi chrétienne permet de se rappeler plus « facilement » que nous sommes des êtres de passage, que nous ne sommes pas les maîtres de la vie, et peut-être de prendre conscience de notre propre finitude.
« La fleur des champs est belle, mais dès que passe un vent brûlant la voilà disparue ».
Cette image tirée d’un psaume illustre bien cette fragilité.
« Mais », dit la Bible, « la bonté de Dieu dure à toujours ».
Et par rapport à ma finitude, à mes limites, à mes insatisfactions, à mes colères de perdre quelqu’un, il y a une bonté qui est offerte, et à ceux qui partent et à ceux qui restent, qui est la bonté de Dieu. C’est à la fois une reconnaissance de nos limites et aussi une reconnaissance qu’il y a un horizon qui s’ouvre. Un horizon d’espérance.
Et ça, c’était vraiment important, en accompagnant des personnes et des familles, de pouvoir le partager. Toutefois, cela ne peut se faire que dans la mesure où il y a une ouverture, une énergie suffisante pour s’ouvrir à une perspective comme celle-là, plutôt que de rester arc-bouté sur sa peine ou peut-être sur sa colère, parce qu’il faut bien que ça sorte une fois.
Walter : Ce que vous dites là vaut pour les chrétiens, et aussi pour les non chrétiens ?
Pasteur : Tout à fait. Il n’y a pas d’exclusivité. A ceci près que lorsqu’on intègre la dimension de la bonté de Dieu, par rapport à l’isolement et à la finitude, on arrive dans une perspective croyante.
Walter : Philosophiquement, je vous rejoins entièrement même si je ne suis pas croyant. En particulier quant à l’importance d’être ensemble.
Pasteur : Concernant la cérémonie qui a eu lieu, il me faut préciser deux choses.
La première, c’est que cette cérémonie a pris en compte les proches de toutes les personnes décédées durant les six mois précédents, et pas seulement celles qui étaient victimes de la pandémie. Et si j’ai proposé cette cérémonie c’est pour pouvoir faire corps ensemble. Parce que là l’axe est sociétal en même temps qu’ecclésial.
Et c’est pour ça que l’année dernière, j’ai tout de suite proposé – c’était peut-être un peu audacieux – que ce ne soit pas la paroisse ou les Eglises qui invitent, mais qu’on soit ensemble – ça s’appelle le principe de la « religion civile » – pour inviter. Et puis les municipalités ont eu la bonne idée d’élargir et de dire : « Ok on se charge de l’ensemble des invitations ». L’information a paru dans le journal et chaque famille concernée a reçu une invitation personnelle. Tout cela a donné une perspective.
Toutes les personnes ne sont pas venues, mais, par exemple, l’épouse de Jacques Reymond, Erika Hess, a tenu à être présente à cette cérémonie, quand bien même leur famille avait déjà fait une cérémonie, à l’écart dans la nature pour ne pas être envahie par les journalistes. C’est un bon indicateur.
Là je pense qu’on a posé un acte fort de solidarité.
Et dans les prises de parole, il n’y a pas eu d’exclusive, il n’y a pas eu de concurrence. On peut dire qu’il y a eu une forme de complémentarité.
Walter : Ce qui m’a beaucoup touché personnellement, c’est cet ensemble où il n’y a plus de division, où il y a une communication, qui n’est pas fréquente dans notre organisation sociale.
Pasteur : Je ne suis pas sûr qu’elle soit si rare. Il me semble qu’il y a tout un domaine où le politique collabore et soutient, c’est par rapport à ce qui se fait au niveau des sociétés : musique, spectacles, sports. On a là une habitude de collaboration depuis longtemps.
Au niveau des Eglises, en revanche, il y a eu par le passé une forme de séparation. Les Eglises ont eu une trop grande prédominance, sans doute, et maintenant les choses se sont équilibrées.
Walter : Pour en revenir à cette cérémonie, vous-même, comment l’avez-vous vécue ?
Pasteur : Il y a dans cette cérémonie du 12 septembre, deux choses que j’ai beaucoup appréciées.
C’est que les trois syndics s’impliquent. Qu’ils prennent la parole chacun. C’est une charge symbolique.
La deuxième chose que j’ai bien appréciée, c’est qu’on nous a proposé de faire large.
Et puis enfin on a eu un maître de cérémonie qui fonctionnait de façon extérieure à l’autorité politique et à l’autorité ecclésiale, venant comme un transmetteur. Ce rôle a été dévolu à Martin Aubert.
Walter : Ce serait comme un modérateur…
Pasteur : Effectivement, sauf que là ce n’était pas un débat.
Et moi en tant que pasteur je me suis senti d’une grande liberté de parole et d’action.
Et chacun a eu sa part. Tout s’est fait en bonne harmonie. Et surtout c’était très touchant d’être avec toutes ces personnes. De penser à ce que chacune, chacun, avait vécu.
Et puis l’apéritif qui a suivi a été un temps de rencontre pour tous. Ça c’était fondamental.
Walter : Est-ce qu’après vous avez eu des retours ?
Pasteur : Oui. Déjà au moment de l’apéritif, toutes les personnes qui sont venues vers nous ont dit à quel point elles avaient apprécié.
D’une part parce que cela avait eu lieu. Elles se sont senties prises en compte. D’autre part, le contenu a globalement convenu, il n’y a eu aucun mot négatif.
Un autre type de retour était venu de personnes plutôt engagées dans les instances politiques, qui étaient très dubitatives, qui se demandaient si c’était bien de le faire ou si c’était le bon moment. Et certains m’ont dit après coup que c’était très bien. « Vous avez fait quelque chose qui répondait au besoin de la population. ».
Et je pense qu’on a eu fin nez… parce qu’après il y a eu la deuxième vague.
Je n’ai pas d’autre exemple en Suisse où se soit déroulée une cérémonie comme la nôtre. Neuchâtel a fait quelque chose, mais c’était les Eglises.
Walter : Moi j’ai trouvé entier, complet et… comment dire ? pour parler plus « terre à terre », génial.
J’avais eu l’idée d’écrire à propos de cette cérémonie pour le Courrier de l’AVIVO. C’est sûr que notre association est directement concernée !
Et puis, étant donné que j’ai eu personnellement une année difficile, j’ai laissé passer du temps.
Maintenant, à distance, est-ce que cela se justifie de faire revivre ce moment-là ?
Pasteur : C’est une bonne question, et plusieurs se la posent.
Je ne me suis personnellement pas précipité parce qu’il y a eu récemment de nouvelles élections, il faut laisser la nouvelle équipe prendre ses marques. Je me propose de rencontrer le nouveau syndic du Chenit et voir ensemble ce qu’il faut faire et de quelle manière.
On est là à un point de basculement : est-ce qu’il faut une deuxième cérémonie, et après il n’y en a plus ? ou bien est-ce que cela a un sens de réfléchir à instaurer, à mettre en place, une cérémonie de ce type, qui déborde des cérémonies religieuses ou laïques lorsque quelqu’un décède ? Ou justement on met ensemble le civil et l’ecclésial ?
Walter : Personnellement, pour faire suite à toutes vos interrogations, je ressens ce qui s’est passé comme quelque chose d’unique qui ne peut pas se reproduire. Après, on peut institutionnaliser des choses, organiser, mais cette cérémonie-là a pour moi un caractère unique.
Pasteur : Effectivement, il y a quelque chose de cet ordre.
Ce à quoi j’ai pensé aussi depuis, il faudra se retrouver pour dire Merci une fois que ce sera fini.
Walter : Qu’est-ce qui va être fini ?
Pasteur : Il y a quelques mois seulement, on se disait « peut-être que la pandémie se terminera en été 2021 »… Mais si on s’en sort, plutôt que de tout reprendre comme si rien ne s’était passé, il faut savoir dire merci ensemble. Prendre en compte non seulement les peines traversées mais aussi les efforts qu’on a faits pour s’en sortir, et puis… faire la fête, pourquoi pas ? Mais… c’est juste une pensée. Qui est appuyée par des spécialistes en thanatologie, par exemple.
Nous sommes dans un siècle – non, plutôt une période – où l ’on a moins de repères, ce n’est pas toujours positif, mais où d’un autre côté, on a moins de frontières et cela peut permettre des initiatives positives.
Walter : J’ai enfin une question : revenir là-dessus, avoir un entretien, faire un article là-dessus, est-ce que vous trouvez que c’est pertinent, que cela a du sens ?
Pasteur : Je pense que c’est pertinent dans la mesure où l’objectif c’est d’approfondir,
Parce qu’on a beaucoup été dans la précipitation et dans la réactivité. Ce qui est assez normal dans la course. Une fois qu’on ralentit, il faut prendre le temps de réfléchir. Il faut à la fois effacer l’ardoise et avancer dans la réflexion. Cultiver les échanges.
Walter : Eh bien, je pense que vous avez tout dit. Cet entretien a été très riche et je vous en remercie.
Entretien réalisé par
Bernard Walter
La cérémonie d’hommage aux Combiers décédés depuis mars 2020 avait eu lieu le samedi 12 septembre 2020, il y a donc déjà un an.