Parti dimanche 29 août, arrivé samedi 4 septembre après six jours de course presque sans sommeil et 360 kilomètres parcourus dans les Alpes: récit d’un ultra-trail tout juste accompli par Alexandre Borr, du Sentier.

Plus qu’une course, c’est une aventure que voulait vivre Alexandre Borr, quarante-deux ans, père de famille du Sentier, familier des trails et des ultra-trails. La frontière entre les deux, c’est la distance du marathon; au-delà des 42 kilomètres, on est dans l’ultra-trail. Et que dire alors de ces Swiss Peaks, consistant en une traversée complète du Valais à pied par les cols? Avec 360 kilomètres et 26’000 mètres de dénivelé positif (trois fois l’Everest), c’est la course des superlatifs. D’aussi longue, il y en a une seule autre au monde, le Tor des géants, qui se court dans la Vallée d’Aoste. Mais les Swiss Peaks, dont la première édition a eu lieu en 2017, surpasse celle-ci par sa technicité extrême : pierriers, neige et autres sections nécessitant des cordes.
Staff technique: les beaux-parents
A la base, il s’agissait pour Alexandre Borr d’expérimenter et de démontrer la validité de ce proverbe africain : « Tout seul on va plus vite; ensemble, on va plus loin ». Il s’est donc élancé avec un ancien collègue de Jaeger-LeCoultre en la personne d’Adrien Robert, des Rousses. Un binôme. Quelqu’un avec lequel on va tout partager et nouer des liens uniques et durables. Et puis toute une équipe de soutien, en premier lieu desquels les beaux-parents, Didier et Viviane Pons, qui vont jouer le rôle du staff technique: présents à toutes les haltes, du glacier du Rhône jusqu’au Bouveret, trimballant les habits et autres chaussures de rechange, debriefant les coureurs, pansant les ampoules.
Aventure à plus de cent personnes
C’est du reste une caractéristique marquante de cet ultra-trail à l’époque des réseaux sociaux : Alexandre Borr alimente chaque jour deux groupes WhatsApp de photos grandioses, l’un privé, avec les membres de sa famille, amis et voisins et l’autre professionnel, avec des collègues d’atelier. En tout, quelques cent vingt personnes suivent sa lente progression, certains en direct, grâce au GPS. Et ces personnes réagissent, poussent, soutiennent, s’émerveillent. On parle de communauté.
Trois jours de réglages
A propos de la course elle-même, l’ultra-runner et son comparse disent s’être rendu compte dès la première nuit que ce n’était pas une course semblable aux autres. Ils dorment une heure, maximum une heure et demie par jour, par tranches de vingt minutes. Les réglages du sommeil et de l’alimentation (avant ou après la sieste?) se font jusqu’au troisième jour. « Ensuite, nous sommes devenus un peu plus performants », commente l’ingénieur. « Ensuite, sur la fin, il n’y a plus que du mental, à cause de la fatigue, des pieds malmenés par tous ces chocs, les douleurs décuplées, etc. »
L’abandon
Jeudi midi, au cinquième jour de course, dans la descente vers Champex Lac, c’est la tuile : Adrien Robert est vaincu par les cloques et les irritations au pli de l’aine. Sur conseil médical, il jette l’éponge. Des 373 concurrents au départ des Swisspeaks, 190 (soit une très courte majorité) connaîtront eux aussi l’abandon. Alexandre Borr doit terminer seul les derniers cent kilomètres.
Pour son binôme, pour toute l’équipe qui le suit et l’encourage, il n’hésite pas. Les paysages vertigineux et les « trois mille » des premiers jours ont cédé à des sommets moins élevés, une topographie moins redoutable, aux sapins et au Léman qu’on aperçoit déjà. La perte d’Adrien Robert, Alexandre Borr la compense en se rapprochant d’autres coureurs, grâce aussi à cette fameuse centaine de personnes qui lui envoient de bonnes ondes par les réseaux.
Difficile retour à la normale
Samedi, c’est l’arrivée au Bouveret. Il franchit la ligne d’arrivée avec Adrien en tongs, son fils qui l’a accompagné en vélo sur les derniers kilomètres et même des collègues de travail venus l’accueillir. Le vainqueur de l’épreuve, le Tyrolien Peter Kienzl, a franchi la même ligne rouge deux jours et demi plus tôt. Peu importe, Alexandre Borr a réussi son pari.
Etonnamment, le corps récupère vite. Rencontré lundi dernier, il boite encore. Il reste un peu de bobologie. Mais le sommeil est revenu.
L’ingénieur relève le coup d’arrêt brutal après six jours coupé du monde. « On était dans une bulle. Notre seule préoccupation : mettre un pied devant l’autre. » Et voilà, il n’y a soudain plus d’acclamations, d’adrénaline, d’émotions vécues presque aussi intensément que lui par les suiveurs physiques ou virtuels. L’une d’entre elle ne disait-elle pas sur WhatsApp: « Je n’ai jamais été aussi connectée de ma vie »? Mais une immense fierté, des paysages plein l’esprit et une démonstration: ensemble, on va plus loin.

3 questions à:
Y a-t-il eu un effet réel sur vous de voir tous ces gens qui vous encourageaient sur les réseaux?
Jamais je n’aurais pensé avoir tant d’émulation et de fédération. J’ai continué par respect de ceux qui nous suivaient et qui vivaient l’aventure avec nous. Interdiction de les décevoir. C’est d’autant plus important qu’une telle course, je l’estime à 40% de physique et 60% de mental. Seul, je ne crois pas que ce soit envisageable.
Qu’est-ce qui a été le plus dur?
La gestion du sommeil. Entre quatre et six heures du matin, il m’est arrivé de tomber littéralement de fatigue. Juste le temps de mettre un matelas de survie par terre. Les skippers qui font le Vendée Globe, par exemple,
apprennent des techniques pour atteindre en dix minutes un sommeil récupérateur. Je ne m’étais pas préparé à cet aspect.
Le meilleur souvenir?
« Une officielle de course nous a dit, à la Fenêtre d’Arpette (2665 mètres), que nous allions probablement arriver hors délais à la prochaine balise et être déclassés. Un seul regard nous a suffi, avec Adrien, pour nous convaincre de tout donner. Nous avons fait la plus belle descente de notre vie, en course. Nous étions avec la tête de l’autre course, celle qui faisait les 170 kilomètres seulement et qui ne nous a pas distancés. Nous sommes arrivés avec une heure d’avance à la balise. »