Texte d’il y a quelque vingt-cinq ans, photos du 27 mai 2022, 20h30 et une rétro.

On l’entendit longtemps à l’avance. C’était un bruit sourd et diffus qui ne ressemblait à aucun autre. Était-ce de l’orage, des tanks qui débouchaient sur La Vallée, un long convoi de camions militaires venant positionner des hommes pour ce que l’on appelle «la petite guerre»? On aurait pu tout imaginer si l’on n’avait pas su qu’il s’agissait du grand troupeau dont l’heure de pacage à la douane franco-suisse des Charbonnières était fixée. L’immense troupeau. Là-bas, à la Praz, ils avaient rassemblé les bêtes d’exploitations différentes pour les monter ensemble, à pied, jusqu’à la frontière où une répartition se ferait pour les autres alpages français de la région. Ça simplifiait. On partait vers les 7 heures du soir de la Praz, peut-être quelque peu avant, pour arriver au Pont à neuf heures et demie et pour traverser ensuite le village des Charbonnières une petite demi-heure plus tard.
Pour l’heure il y avait ce gros roulement là-bas, derrière les collines, ce devait être au niveau des Places. Et puis le roulement cessa pour recommencer suivant qu’il y avait un obstacle ou non, paroi ou ban rocheux, forêt, pâturage. Mais le bruit aussi se coulait dans le vallon dès le col pour sourdre au carrefour du Mont-du-Lac et parvenir jusqu’à nous. C’était déjà magnifique, ce grand bruit qui n’irait désormais qu’en s’amplifiant.
Quel bruit magnifique, oui, quelle immense et belle vibration faite de centaines de cloches de vaches en lesquelles se mêlent les cris des hommes, encore que ceux-ci non encore très distincts. Ça viendra. Et cette vibration était en harmonie totale avec une autre qui était en nous depuis peut-être vingt générations en arrière. Et celle-ci désormais, de vibration intérieure, elle avait accompagné tous ces hommes de la terre qui montaient à l’alpage. On était ému parfois presque aux larmes tant l’émotion se révélait forte. La montée, avec tout ce que cela sous-entend, les fleurs de papier, les sapins sur les têtes des plus belles bêtes, les brodzons, les mandzons, les courroies parfaitement cirées de noir, les ceintures, les bâtons ou les cannes, les chapeaux et les capets de berger, les poches à sel brodées sur le cuir, le bruit des cloches, les hèlements 1, les cris, les jurées parfois, les hommes placés à la tête des troupeaux ou ceux qui le longent ou le suivent, et ces jolies filles plantées solidement sur leurs guiches et dont certaines ont de fortes et belles poitrines. Et puis après, au terme du voyage, l’herbe fraîche, intacte, que le troupeau s’empresse de manger et piler et le chalet, souvent sur une petite colline, à l’accueillir alors que tu ne le vois que de loin encore avec ses portes de l’écurie que l’on a déjà ouvertes, car il y a une semaine que l’on est venu pour préparer les bassins et refaire les clôtures.
Et ces vibrations s’accordent pour créer en toi une résonance profonde et mystérieuse qui te transporte. Tu n’es plus le même. Tu n’es d’ordinaire pas paysan, tu le deviens et parmi les meilleurs, avec en point de mire de montrer des bêtes superbes dont on a fleuri la tête et lavé la queue. Et tu te mélangerais au troupeau. Et te voilà en route avec les bêtes, avec ces filles dont tu aimes les sourires éclatants découvrant des dents saines et fortes. Elles sont la vie. Autant que le troupeau et ce grand et merveilleux bruit de cloches et ce hèlement des hommes, ces huchées, comme on dit aussi.
Et le troupeau là-bas progressait. Il avait descendu la route du Mont-du-Lac en direction du village du Pont. Il y était arrivé maintenant où le bruit, étrangement, s’était tu. Était-il mangé par une rangée d’arbres, par le lac, par la colline des Épinettes?
Cinq minutes et l’on traversait le village. Mais si en tête on arrivait au niveau du Pont, à l’arrière on n’en était pas encore en son milieu, avec même, pour les dernières bêtes, un retard de plus de dix minutes qui laissait des modzons à peine à l’entrée du village. Le troupeau passait désormais le pont pour s’apprêter à déverser sa longue échine mouvante en l’espace qui sépare nos deux villages. Alors le bruit reprenait plus fort. C’était beau, c’était grand, même vu de loin. C’était prodigieux. Car maintenant on pouvait le voir, le grand troupeau, et il progressait sur la route, et il absorbait les mètres, les cents mètres, qui passait devant chez Imboden, devant la cabane des Forces de Joux, et puis qui disparaissait à nouveau en même temps que le bruit, là-bas, parmi les premières maisons de notre village. On était aux Crettets.

On s’était mis sur la place de l’église déjà noire de monde 2. On s’était mélangé à la foule. Parmi elle, placé au bord de la route, on le verrait donc déboucher au contour du Cygne, le grand troupeau, pour aussitôt se développer sur tout l’immense espace qu’il y a là.
Pour l’instant il s’était comme fondu dans le village. Et puis soudain les voilà, les premières bêtes, les belles, bouquetées, et les hommes en brezons avec la canne ou le bâton, et les fils et les filles, et tous et toutes. Ils marchent avec fierté. Ils sont assurément au centre du monde. On les envie. Ils vont droit, la tête relevée. Le troupeau fend la foule mise prudemment sur le côté. Et il amorce le grand virage qu’il y a. Et toutes les cloches, des dizaines de cloches, des grosses et des petites, des toupins si énormes que l’on se demande comment elles font pour les porter, elles vont se briser le cou, elles doivent être fatiguées à mort, mais non, même pas, ce sont les plus fières et les plus heureuses. Et ça cogne, les métaux, tôle ou laiton. Et c’est beau, c’est fort. Et l’on voudrait, si l’on ne se retenait pas, tout de même, à votre âge, Monsieur, pleurer tant c’est beau pour laisser aller hors de soi toutes les larmes de son corps, tant ce spectacle, on le devine, est immortel, qui se développe là, sous nos yeux. Il était de hier. Il est d’aujourd’hui. Et il sera encore de demain. Assurément. Et voilà les premières bêtes, de superbes génisses, pas de vaches laitières dans ce troupeau, elles disparaissent déjà derrière la boulangerie et vont sur la route de Mouthe. Mais avec le nombre, ça peut passer longtemps. Et ça passe longtemps. Les grosses génisses étaient devant, les plus jeunes sont à l’arrière, à traîner la jambe. Et le bistroquet du village offre à boire, du blanc ainsi que le veut la coutume, dans de petits verres. Et si certains s’arrêtent tandis que le troupeau poursuit, ils rattraperont bientôt à grandes enjambées pour aller avec lui jusqu’au bout du voyage.
La nuit attend le grand troupeau et ce monde heureux qui l’accompagne.
R.-J. Rochat
1 êlement ou hèlement, mot non dans le dictionnaire. De héler, signifiant appeler de loin pour faire venir. Si hèlement n’est pas recensé, héler par contre l’est parfaitement.
2 e n’est plus tout à fait le cas aujourd’hui. La passion des foules baisse-t-elle?

