On ne le dira jamais assez, l’Océan Pacifique est immense, c’est le plus grand de la planète. Et si pour le voilier Chamade la traversée de Polynésie jusqu’au Chili ne représentait qu’un demi-océan, cela faisait quand même 6500 kilomètres à parcourir. Une navigation de plus d’un mois, loin de toute terre, que Marc et son équipier Jean-Pierre viennent d’achever en ce début janvier. Récit.

Impossible de ne pas ressentir un certain stress au moment de relever l’ancre devant le village de Rikitea, la « capitale » des Gambier. On part ce dimanche 4 décembre pour une très longue traversée vers le Chili. Et pas question de faire route directe, contre les alizés de sud-est. Il va falloir plonger vers le sud, contourner l’anticyclone et chercher les vents d’ouest du Pacifique Sud, les fameux « Quarantièmes rugissants ». Pas une île sur le parcours, pas une route maritime, rien… rien que de l’eau, du vent et des vagues. En cas de problème ou d’avarie, nous ne pourrons compter que sur nous-mêmes. Avec Jean-Pierre, mon fidèle équipier, même si nous avons toute confiance en notre voilier, on espère qu’il tiendra le coup.
Bientôt même le dernier sommet de l’archipel disparaît derrière l’horizon, nous sommes désormais seuls, et pour un bon bout de temps. Les deux premiers jours sont idylliques, la mer est calme, le vent modéré et Chamade file confortablement sous un soleil tropical. On savoure, même si on se dit que ça ne va pas durer et qu’à mesure qu’on va descendre vers le sud il faudra se rhabiller, enfiler les couches et les sous-couches. Les prévisions météo sont bonnes pour les tout prochains jours, après… on ne sait pas, les choses changent vite par ici.
La preuve, 4 jours après le vent bascule et devient contraire. Il faut louvoyer, remonter au vent et très vite on va découvrir la spécificité de ce Pacifique sud : le croisement des houles et des vagues qui par moment s’allient ou au contraire s’opposent. Résultat, on a beau avoir un vent modéré, on est ballottés comme en pleine tempête. Ça roule… ça tangue… ça saute et ça tressaute ! Alors qu’on rêvait de grandes glissades au portant dans les vents d’ouest, on se retrouve chahutés comme pas possible. On est encore trop au nord. Il faut descendre plus au sud, aller chercher ces « Quarantièmes ». Enfin, il faudrait… parce que le vent tombe bien vite presque complètement. Qu’à cela ne tienne, on a une bonne réserve de carburant, on appuie donc au moteur et c’est notre pilote automatique électronique qui tient le cap jusqu’à ce que, le jour de Noël, le bateau aille n’importe où. Le pilote ne fonctionne plus. La cause est assez vite trouvée, c’est un tuyau du vérin hydraulique qui a lâché, c’est irréparable au large. Il ne nous reste désormais que l’autre pilote automatique, un régulateur d’allure mécanique qui utilise la force du vent et de l’eau pour conserver un cap constant par rapport au vent, pour autant qu’il y en ait ! Et là, justement, du vent, il n’y en a pas, ou très peu. On commence à se dire que notre Noël, ce n’est pas sous le sapin qu’on va le passer, mais à la barre, en se relayant toutes les deux heures. Comme dirait un film célèbre : le père Noël est une ord… !
Mais ô surprise, en peaufinant les réglages, le régulateur tient son cap. Il oscille lentement au gré de la houle, semble un peu ivre, mais peu importe, il réussit un numéro d’équilibre et tient le cap. On le regarde désormais avec les yeux de Chimène. On le cajole, on lui parle, on l’encourage et on lui trouve un nom : Funambule !
Et le vent est revenu, bien portant, soutenu mais pas trop, Chamade glisse enfin à grande vitesse vers le Chili. Mais les fichiers météo se colorent en rouge. Une dépression file grand train dans le sud et le front froid qui lui est associé va balayer notre route le jour du réveillon.
Chose promise, chose due, à 3h30 du matin, sous une pluie fine, le vent monte d’un coup à plus de
30 nœuds. On en a déjà vu d’autres, rien d’exceptionnel pour Chamade. Attachés au bateau avec nos harnais, on manœuvre, on réduit la toile, jusque-là tout va bien. Mais en 10 minutes le vent bascule de 50 degrés tout en forcissant encore. Et la mer n’y retrouve plus ses petits ! Les anciennes vagues et les nouvelles se percutent et se chevauchent, et se combinent en plus maintenant avec la grande houle de sud liée aux dépressions du Grand Sud. L’océan devient chaotique. A bord, Chamade se transforme en machine à laver et nous offre le programme essorage 1200 tours. Tout valdingue, il faut s’accrocher pour ne pas se fracasser contre les parois. Heureusement Funambule tient le coup et le cap ! Seule position acceptable : couché ! Dans la bannette pour celui qui est au repos et couché sur le plancher pour l’équipier de quart engoncé dans son ciré. Le menu de fête est adapté : ce sera une boîte de raviolis ! Tu parles d’un réveillon ! Et dire qu’on fait ça pour notre plaisir !
Mais tout finit par s’arranger et se calmer. Trop même à deux jours de notre arrivée. Le vent tombe complètement. Que faire ? Attendre qu’il revienne, ballottés par la houle ? On est certes écolo, mais pas maso. Cela fait maintenant 32 jours qu’on est en mer, on met donc le moteur pour en finir. Mais sans vent, plus de pilote, c’est en se relayant à la barre qu’on terminera cette traversée. 2 jours suffisant pour mesurer la galère à laquelle on a échappé grâce à Funambule.
Le 6 janvier au petit matin les côtes chiliennes sortent de la grisaille, il y a enfin quelque chose sur l’horizon ! Il nous faudra encore toute la journée pour remonter tout au fond du golfe d’Ancud, là où se cache la ville de Puerto Montt. A mesure que le brouillard se lève, le paysage apparaît dans toute son ampleur. Au loin la Cordillère et ses volcans, dont le magnifique Osorno, immense cône culminant à 2652 mètres, là où règnent les neiges éternelles. Je n’aime pas jouer aux comparaisons, mais c’est vrai que cela me fait penser à la baie d’Avatcha au Kamchatka, pays des volcans à l’autre extrémité du Pacifique, où nous étions il y a maintenant 5 ans.
A 18 heures nous tournons les amarres au ponton du Yacht Club. On se sent tout drôle, les bras ballants sur une mer immobile. Allez c’est juste l’heure de l’apéro. On peut joyeusement se l’offrir puisqu’en navigation on ne boit jamais d’alcool à bord, et qu’avec cette longue traversée nous avons pris de l’avance en faisant un « Dry January » en décembre !
Plus de photos et de récits sur le blog : www.chamade.ch
Par Marc Decrey

