
Ce 15 novembre 2023, second passage du mois, le premier ayant été le 5 novembre, une courte promenade nous amène au niveau des Chaudières d’Enfer de l’Abbaye. Suite aux nombreuses précipitations de près de trois semaines, la source de la Lionne donne à tous les niveaux pour vous offrir ce spectacle extraordinaire d’une montagne qui se vide de toute son eau, semble-t-il. Ici l’œil se régale de ce déferlement, l’oreille se ravit du bruit de cette masse si prodigieuse d’eau qui dévale de partout, et même des hauts, là où se trouve la Petite Chaudière. La Lionne est ainsi formée qui conduira ses eaux tonitruantes, par place carrément jaunes, au lac de Joux après un court chemin d’un demi-kilomètre. Elles auront passé sous le vieux pont de pierre qui les contemple, calmes ou en colère comme ce jour-là, depuis bientôt deux siècles et demi. L’ouvrage tient le coup et mérite que l’on admire une structure solide et d’excellente facture réalisée à la fin du XVIIIe siècle par un maçon et tailleur de pierre de Vaulion. Cet ouvrage à lui seul mériterait son histoire.
Chaudières d’Enfer, quel nom effrayant ! Il l’était tellement que nos grands voyageurs tinrent pour la plupart des propos dithyrambiques à leur sujet. Il est évident qu’ils n’étaient jamais allés sur les lieux, ou s’ils avaient pris la peine de remonter la Lionne jusqu’à la source, ils n’avaient d’aucune manière pénétré dans les cavités. On parlait alors de lacs souterrains, de grottes immenses, de canaux qui allaient jusqu’à 4 km sous la montagne, bref, qu’il y avait là un monde souterrain qui ne demandait qu’à être visité, ce à quoi en réalité personne ne se risquait.
On ne pourra pas faire le tour de tous ces écrits. Citons néanmoins l’un des plus remarquables dans le sens d’une glorification de ce qui n’existait que dans l’imagination enflammée de ces vieux plumitifs :
Près de là est la source de la Lyonne, petite rivière qui se jette dans le lac de Joux ; trois-quarts de lieue plus haut sont de profondes cavernes, d’une lieue d’étendue, dites les Chaudières d’Enfer, d’où sort un ruisseau dans les grandes eaux : peu de personnes ont eu le courage de les parcourir ; tantôt ce sont de hautes arcades, tantôt des boyaux dans lesquels il faut ramper sur le ventre, tapissés de brillantes stalactites, qui reflètent les lumières des flambeaux : dans une grande profondeur, est un pont naturel, sous lequel coule un torrent affreux ; partout on entend le bruit des eaux en mouvement ; il doit y avoir un immense réservoir dont toutes les issues ne sont pas connues 1.
Comprenons ici que nous sommes déjà au XIXe siècle, ayant laissé en arrière, et oubliées depuis longtemps déjà, des précisions plus approximatives encore, et que dans le fond la science n’avait progressé d’aucune manière. Elle ne le fera guère de tout le siècle puisqu’on pouvait encore lire ceci à la fin de ce même XIXe :
Le voici (le Caprice premier du nom) qui aborde. Les voyageurs descendent ; ils sont nombreux. Les uns vont à la Source, les autres montent aux Chaudières-d’Enfer – longues et sombres cavernes que traverse un ruisseau dont l’issue est inconnue. On fait plus de quatre kilomètres dans l’obscurité et avec le bruit des eaux profondes sur lesquelles sont jetés des ponts 2.
Chose curieuse, Dombréa, l’auteur de l’ouvrage où figure ce texte, si l’on peut considérer que les nombreuses photos illustrant cette publication sont aussi de lui, s’était particulièrement attaché à la région de L’Abbaye. Il aurait dû en conséquence rester plus convainquant quant à un site naturel que, de toute évidence, il n’explora pas.
Le seul auteur qui traita du problème des Chaudières d’Enfer de manière sérieuse et scientifique 3, fut Pierre-Jean Baron, qui, après avoir maintes fois exploré ces cavités en compagnie de ses collègues spéléologues, nous dit tout ce que nous voudrions savoir du site. Dans son ouvrage et dans les chapitres propres à la Vallée de Joux, il constate déjà avec surprise que ce qu’il a pu lire en bibliothèque quant à l’endroit n’a rien à voir avec ce que son équipe découvre. Tous les auteurs qu’il a pu consulter mentent comme des arracheurs de dents ! En fait un seul décrira cette ou ces cavités comme très petites et insignifiantes.
On remet donc les pieds sur terre.

Et qu’en est-il de ces découvertes ?
Prenons tout d’abord la Grande-Chaudière, ou tout simplement Grotte de la Chaudière. Celle-ci est à 1080 m. d’altitude et se signale par une ouverture de près de 2 m de diamètre.
Il n’y a qu’un seul chemin qui y mène depuis la scierie au pied de la source de la Lionne, on ne peut donc pas se tromper. Par contre peu après la petite montée il y a une bifurcation, la branche de gauche mène à la grotte tandis que l’autre mène au gouffre.
La Grande-Grotte est constituée par un couloir unique aboutissant à un lac terminal. Horizontal au début, ce couloir ne tarde pas à s’incliner fortement (une corde est nécessaire pour la remontée) jusqu’à ce qu’une chatière oblige le visiteur à se courber, puis à ramper sur quelques mètres ; une fois cette étroiture franchie on suit le bas d’une diaclase qui nous amène au pied du lac formant siphon, à 44 m. de l’entrée et à -23 m. A droite peu après l’entrée le seul diverticule de la caverne se trouve bouché quelques mètres plus loin 4.
Cela étant, on peut imaginer que la seconde grotte située plus bas va nous révéler des surprises d’une tout autre importance :
La deuxième cavité, la Petite-Chaudière ou Gouffre de la chaudière, s’ouvre une trentaine de mètres plus bas que la précédente, juste au-dessus de la source de la Lyonne. Elle débute par un puits de 6 m. de profondeur au bas duquel partent deux couloirs diamétralement opposés suivant la direction approximative E.-O. Le couloir de gauche, lors de notre première visite en 1950, se trouvait bouché par de gros blocs, des éboulis et quelques troncs. Dans le couloir de droite, en rampant tout le long du trajet, on débouche dans une salle assez spacieuse et haute de 5 m. à
6 m. De cette salle partent six galeries, dont quatre sont orientées au S.-E. tandis que les deux autres partent vers l’ouest : ces deux dernières se rejoignent ailleurs quelques mètres plus loin pour former un cul-de-sac. Les quatre couloirs S.-E. se rejoignent également pour former une nouvelle salle au bas de laquelle se trouve un petit lac, à -11 m. par rapport à l’entrée. Ainsi les deux Chaudières se trouvent bouchées toutes deux par un lac à peu de distance de l’entrée, ce qui mit fin à notre expédition pascale.
On est donc loin avec cette expédition dont on ne peut cette fois-ci douter de l’authenticité, des envolées lyriques des XVIIIe et XIXe siècles !
Buron et son équipe reviendront de nombreuses fois pour tenter d’aller plus loin dans la découverte des grottes, néanmoins sans succès majeur. Ils demanderont même aux autorités de la commune de L’Abbaye le droit de dynamiter un passage afin de pouvoir prolonger l’exploration, ce qui leur sera refusé en vertu du fait que cette zone d’où proviennent les eaux du village est sensible, et qu’une telle explosion serait capable de perturber tout le système hydrologique du vallon.
Quant à l’origine de l’eau de la Lionne, on n’alla pas si loin dans les surenchères des temps passés. Le premier, Nolthenius 5, pensa que cette eau provenait de deux lieux différents, d’une part du glaciaire supérieur, « là où la nappe aquifère rencontre la marne purbecienne », d’autre part des sous-sols du vallon du Sapelet.
Quelques dizaines d’années plus tard, Daniel Aubert revint sur la question et pouvait écrire ceci :
En raisonnant par analogie avec le cas du Brassus, on arrive à la conclusion que le bassin d’alimentation de la Lyonne comprend toute la région du Sapelet-Dessus et Dessous, le Communal, la Coche, peut-être le Bucley 6.
Buron quant à lui précise : qu’il est difficile de connaître exactement l’origine des eaux de la Lyonne car aucune observation précise n’a été faite à ce sujet : aucun entonnoir ne permet de tenter des expériences de coloration.
A notre avis, vu le débit de la Lionne lors des grandes crues, il est fort probable que les eaux proviennent d’une surface beaucoup plus considérable que celle proposée ci-dessus. En vérité nul ne pourra jamais connaître l’exacte constitution de ces sous-sols du Mont-Tendre, considérant qu’ils demeurent inaccessibles.
Telle est en résumé, l’histoire de cette Lionne capable d’entrer dans des grandes eaux qu’il vaut la peine d’aller contempler, spectacle inouï dont on pourra jouir tout à loisir et cela sans qu’il ne vous faille acquitter le moindre droit de visite !
Précisons encore pour finir, on l’aura vu, que Lionne s’écrit avec i ou y. Actuellement on utilise de préférence le i.
Patrimoine de la Vallée de Joux
1 Dictionnaire géographique, statis-tique et historique du canton de Vaud, par Louis Levade, A Lausanne, De l’Imprimerie des frères Blanchard, 1824, p. 6, article L’Abbaye.
2 Roger Dombréa, La Vallée de Joux, Editions Attinger, 1987. Pp 20-21.
3 Pierre-Jean Baron, Spéléologie du Canton de Vaud, Editions Victor Attinger, Neucâtel, 1969.
4 Op. cit. p. 217.
5 A.-B. Tutien Nolthenius: «Etude géologique des environs de Vallorbe», 1921, dans MCGS-NS 48me livraison.
6 Daniel Aubert, Monographie géologique de la Vallée de Joux, 1943, MCGS-NS 78me livraison.

Bonjour!
Encourager les promeneurs à se rendre aux sources de la Lionne, ce serait bien…si l’accès se faisait par un chemin public. Or ce n’est pas le cas: mon fils s’est fait interpeller par un habitant du coin qui lui reprochait son intrusion sur le domaine privé. La municipalité à qui j’ai signalé ce fait m’a répondu » … que la route d’accès aux sources de la Lionne est située sur des parcelles privées; de ce fait, cette problématique n’est pas de ses compétences… Nous vous laissons le soin de vous adresser à Vaud Rando, M. Michel Duruz, La Grande Partie 13, 1346 Les Bioux ». Comme art de botter en touche, on ne fait pas mieux! J’ai écrit à M. Duruz il y a un mois et n’ai pas reçu de réponse à ce jour.
Peut-être prendrez-vous le relais pour élucider cette aberration?
Meilleures salutations
Daniel Rochat
PS: la correspondance échangée à ce propos est à votre disposition