
Cette grand-mère, Ellen-Virginie de son prénom, née en 1887, décédée en 1970, était fille d’Albert-César Rochat et de Virginie née Rochat. Petite-fille d’Albert-Auguste dit Titouillon et de Euphrasie Aimée née Rochat. On se mariait alors volontiers entre Rochat en ce temps-là, non pas forcément par un choix délibéré du nom, plus pour des raisons de proximité 1. Et d’ailleurs au village, il y avait surabondance en cette époque de Rochat et de Golay. On eut ainsi quantité de Rochat-Rochat, de Rochat-Golay, et de Golay-Rochat, voire de Golay-Golay.
Albert-Auguste était marchand de vacherin, ce qui n’étonnera personne en un village si bien orienté en ce domaine véritablement mythique de notre économie régionale. Son fils ne devait pas suivre ses traces tout en gardant le domaine familial et en se faisant amodiateur, en particulier à la Vieille Landoz, pâturage situé sur France au bord de la route des Charbonnières à Mouthe, peu après la frontière franco-suisse. Il tenait montagne, comme on disait dans le temps. Ce qui fut au moins pour la première décennie du XXe siècle, avec une présence assurée en ces lieux en 1909-1910, date d’une série de photos réalisées par Georges Rochat d’Alphonse. Celles-ci témoignent de cette vie laborieuse et monotone des hauts. Avec néanmoins des visites nombreuses, ne seraient-ce que celles des douaniers français chargés de surveiller la frontière ou des autres amodiateurs tenant montagne entre Mouthe et le Risoud.

On gardait toutes ses vaches là-haut afin de ne pas être tenu de redescendre au village pour traire une ou deux laitières que l’on aurait mises sur les pâturages communs. Donc plus de lait à la maison des Charbonnières où l’on restait nombreux. Et la famille étant productrice, pas question de s’alimenter chez quelque autre paysan du village. Si bien que cette grand-mère, elle était alors gamine, adolescente ou même jeune fille, on ne sait trop, était tenue d’aller chercher le lait de la famille restée en bas à la Vieille Landoz, disons deux ou trois fois par semaine. Cinq kilomètres pour gagner la frontière, deux encore pour joindre le chalet où demeurait sa famille, cela fait 7 km, aller et retour 14. Ceci pour une goutte de lait qui, malgré tout, devait peser lourd au retour dans un bidon tenu à bout de bras, car pas question d’un sac de touriste sur le dos à l’époque. Le plus simple. Le plus ennuyeux aussi.
La voilà donc, notre grande gamine, seule sur les chemins, en forêt ou au cœur des pâtures. Le Bonhomme, le Pré Jentet, le Poteau – il n’en possédait pas encore le nom – la Landoz Neuve et puis enfin la Vieille Landoz. Et par tous les temps. Certes on était en belle saison, et nulle trace de neige pour corser un peu l’aventure, juste peut-être parfois dans les derniers jours de septembre. En ce périple elle pouvait croiser quelques douaniers suisses ou français, mais elle avait plus à craindre sans doute de la rencontre de quelque individu patibulaire, car elle était jolie fille, notre grand-mère. Raison d’ailleurs pour laquelle plus tard notre grand-père l’avait choisie. Surtout ne pas manquer une si belle occasion ! Il descendait de l’Epine-Dessus de vent pour lui rendre visite au village, il la retrouvait aussi le dimanche au chalet de l’oncle Armand, future Palestine, où la jeunesse du coin s’assemblait en de belles parties où la tristesse ne régnait pas.
Elle devait avoir acquis de bonnes jambes certes, notre grand-mère, mais non pas l’amour de l’alpage. Si bien qu’ayant bientôt épousé un jeune homme dont les parents étaient eux aussi amodiateurs et même propriétaires d’une « montagne », elle n’allait jamais en prendre goût, restant au village. Et même si elle devait par force participer à la montée, voire même aider ou organiser le repas de midi, elle ne devait le faire qu’avec réticence. J’ai assez eu été, devait-elle répéter souvent, au fond d’elle-même dégoûtée de ces grands espaces qu’elle avait si souvent traversés autrefois, son bidon tenu à bout de bras. On pouvait la comprendre, pour une simple goutte de lait ! Elle préférait rêver d’une descente prochaine à Lausanne, visites de la capitale peu nombreuses certes, mais envisagées comme de véritables fêtes où elle pourrait fréquenter les grands magasins. Ce pouvait être aussi du côté de Morges.
Elle m’avait raconté ces allers et retours fastidieux sans regret ni nostalgie, et sans que je n’aie malheureusement pris soin de noter chacun de ses mots qui avaient ici véritablement leur poids. Il convint donc de faire mieux. Papier et stylo en main, il m’appartenait de fixer de manière solide ce qu’elle avait connu du grand incendie de la nuit du 10 au 11 septembre 1900, alors que celui-ci avait détruit l’entier du grand voisinage du haut du village des Charbonnières, en tout 11 maisons. Nous étions vers 1964-1965. Elle en gardait des souvenirs précis. Ceux-ci, rajoutés au témoignage plus conséquent encore d’Annette Dépraz-Rochat du même événement, donnèrent lieu à l’édition d’une brochure, l’une des premières des Editions le Pèlerin, intitulée simplement : Un village brûle, 1985.
Voici les propos de ce témoin privilégié du grand sinistre de cette fin ultime du XIXe siècle et qui devait modifier de manière irréversible l’aspect de notre village :
Dans la nuit du 10 au 11 septembre 1900, ma mère Virginie se releva pour soigner l’une de mes sœurs qui était malade. En entrant dans la chambre à coucher, elle vit, effrayée, une grande lueur qui rougissait les murs au travers des vitres. Tout à coup les cloches de l’église se mirent à sonner. Que se passait-il ? Quel bâtiment brûlait-il ?
Elle sortit en hâte de la maison et vit d’immenses flammes qui dépassaient les toits, là-bas, en direction de la Sagne et de la Fuvaz. Mon Dieu ! le village brûle !
Déjà les gens se pressaient sur les lieux du sinistre où accouraient aussi les pompiers du village.
L’incendie, à ce qu’on put dire, avait pris dans la troisième maison en partant de chez Jules-Jérémie Rochat. Et il se propageait des deux côtés à une vitesse incroyable. Les pompiers du village, appuyés maintenant par tous ceux de La Vallée, et même par ceux de Vallorbe et de Vaulion, s’employaient de leur mieux à maîtriser le sinistre. Mais comment arrêter un feu aussi terrifiant dans une lignée de maisons toutes en bois et n’offrant d’ailleurs aucun mur mitoyen ? Les enfants du village ne jouaient-ils pas à cache-cache d’un bout à l’autre de la lignée ?
Devant l’inutilité évidente d’éteindre ce foyer gigantesque, on s’employa avec plus de succès à préserver les maisons voisines, la boulangerie, chez Pitôme et bien d’autres maisons encore.
Alphonse Rochat, marchand de vin, s’aidait de son mieux avec sa pompe à vin à protéger la boulangerie qui résistera ainsi à la chaleur intense qui menaçait sa façade déjà noircie.
Toute la population d’autre part collaborait dans la mesure du possible à l’aide de seaux que l’on remplissait aux fontaines. On avait pu sortir quelques meubles et effets qui s’entassaient dans les champs de la Sagne ou ailleurs encore. Auparavant on avait lâché les vaches et les chevaux, ces derniers étant allés se battre sur le replat du cimetière.
On s’imagine sans peine les difficultés de ces hommes peinant sur leurs pompes à bras, ceux des Charbonnières sur leur vieille et fidèle « Zélée ». Et puis, où prendre l’eau ? Aux fontaines d’abord, mais ensuite ? Le Grand Puits du contour du Cygne fut certainement lui aussi mis à contribution.
Le feu durait depuis plusieurs heures déjà quand le capitaine des pompiers de Vallorbe désigna un volontaire pour grimper sur le toit de tôle de la maison de Wilfrid Rochat, bâtiment certes indépendant de la lignée du haut du village, mais dangereusement menacé. Après avoir arraché quelques tôles brûlantes, cet homme trouva un début de foyer qu’il put fort heureusement maîtriser.
Cependant l’incendie avait atteint la dernière maison. Ce n’était qu’un gigantesque brasier de la première à la dernière bâtisse de cette lignée, de chez Jules-Jérémie qui venait de reconstruire, au magasin de chez Riquet. Les premières lueurs du jour apparurent. Chacun de la nombreuse foule venue assister à ce tragique spectacle regagna sa maison. Seuls les pompiers et les sinistrés restaient sur place où l’incendie demeurait encore d’une grande intensité. Il allait durer plusieurs jours, carbonisant jusqu’à la dernière poutre, jusqu’au dernier tas de foin.
Mais que pouvait-on faire pour ces sinistrés désormais sans logement ? Ce fut la population de toute la région qui les accueillit à bras ouverts. Rares furent alors les maisons qui n’eurent pas leur famille de sinistrés. Le Séchey, et même Le Lieu, accueillirent quelques familles. Ces dernières eurent à loger chez l’habitant presque une année complète. Car l’hiver approchait, et ce n’est vraiment que l’été suivant que la reconstruction des maisons fut à peu près achevée. On les reconnaîtra, celles-ci, à la date apposée en général au-dessus de la porte d’entrée. 1901. Un an après l’incendie.
Mais les causes ? On enquêta, obligatoirement. Maintes personnes furent soupçonnées de pyromanie. Cependant rien de positif ne fut révélé par cette enquête.
Ce n’est que quelques mois après l’incendie, au mois de décembre, que la vérité se fit jour. A l’hôpital cantonal, sur son lit de mort, une femme fit, paraît-il, un aveu qui allait éclairer le mystère 2. Cette femme raconta donc que le soir de l’incendie, avant d’aller se coucher, elle renversa la lampe à pétrole par terre. Et que celle-ci, en tombant, enflamma les copeaux et la sciure qu’on trouvait un peu partout dans ce local qui servait à la boissellerie ainsi qu’à la fabrication des boîtes à vacherin. Elle raconta encore que naturellement elle éteignit ce début d’incendie, mais que celui-ci, au milieu de la nuit, se ranima parmi cette sciure et ces copeaux, se communiqua à toute la pièce, puis à la maison, puis à toute la lignée. Et qu’elle n’eut que juste le temps, elle et sa famille, de se mettre en sécurité hors de la maison.
Patrimoine de la
Vallée de Joux
1. Ces mariages entre Rochat, ou entre membres d’autres familles nombreuses de La Vallée tiennent de l’endogamie, c’est-à-dire de la recherche d’un partenaire d’un même groupe, qu’il soit sociétal, géographique, professionnel ou religieux.
2. Aïeule d’une famille Rochat dite « Lolet » dont les ressortissants ne restèrent pas au village à la suite du sinistre. Cette personne fut la première à être ensevelie au cimetière du Replatet qui venait d’être mis en service.


