
On se souviendra sans nostalgie aucune de toutes ces porcheries de village, dont certaines, situées au cœur même des agglomérations, participaient en plein à la vie de la communauté en dégageant leurs odeurs corsées, parfois à la limite du soutenable, d’où la grogne bien légitime des voisins, et en offrant des concerts tout à fait particuliers quand arrivait l’heure de nourrir leurs occupants ou par quelque événement particulier, comme la prise en charge des bêtes par le boucher du coin.
Non, on ne les regrette pas. Et personne, on peut le penser, ne pourrait avoir à cœur d’évoquer des souvenirs concernant ces établissements bruyants et nauséabonds.
Et pourtant ce fut quand même notre cas autrefois, il y a quelque 70 ans.
Reprenons l’histoire de la porcherie de notre village des Charbonnières. On ne sait trop quand elle fut construite. La carte fédérale Le Lieu, version de 1912, ne témoigne d’aucun bâtiment de ce type à la Sagne, ni même d’un véritable chemin d’accès desservant cette zone. Par contre le ruisseau de même nom coule encore parfaitement libre au milieu des champs. On sait qu’une première réunion parcellaire pour cette vaste zone intervint dès 1914. Ainsi sur la version 1927 de la même carte, le chemin est en place. Il en est de même pour la porcherie construite en conséquence entre ces deux dates. On ignore ce que les laitiers précédents faisaient de leur petit lait, peut-être celui-ci rejoignait-il directement par quelque tuyau d’évacuation ce même ruisseau de la Sagne dont les eaux, désormais colorées et sans doute mousseuses, filaient directement au lac.
L’épuration était alors un mot inconnu, bien que déjà des gens avisés, les pêcheurs en particulier, traitaient de la pollution et des odeurs nauséabondes émanant des égouts de l’entier de l’agglomération, celle-ci, comme partout ailleurs en nos villages, pratiquait sans vergogne et sans mesurer aucunement des conséquences à venir, le tout au lac. Ainsi en était-il. Ainsi fut-il sans doute nécessaire d’en passer par là avant de s’aviser enfin qu’il fallait faire quelque chose. Ce ne fut pourtant pour ce village que dans les années soixante où enfin fut construite une station d’épuration proche de l’ancien canal de la Goille, au Pont, face à la gare, en partie installée sur ce qui fut longtemps le ruclon principal de ce bout nord-est de La Vallée.
Les déchets de tous genres prenaient des proportions vraiment inquiétantes.

Mais revenons à cette bonne vieille porcherie de village, dont l’échine, sous le poids des ans et des neiges avaient déjà singulièrement fléchi. Le laitier était désormais notre père qui tint la fromagerie dès 1930 environ à 1964, et tout cela, vous ne le croirez peut-être pas, sans vacances aucune, juste quand il lui fallut gagner l’hôpital pour une appendicite. Nos collègues de partout fils de laitier s’en souviennent assez, de ces conditions spartiates, hommes de peine que personne au monde ne pensa jamais à plaindre. Peut-être même pensait-on qu’ils gagnaient leur vie de manière plus qu’honorable !
C’était en réalité notre grand-père qui s’occupait de la porcherie. Et ce diable d’homme, tout cela dit de manière très familière, de taille modeste, le fit de 1926 jusqu’à sa mort en 1964 ! Il ne décrocha jamais. Il était rivé en fait à sa porcherie comme un clou sur une planche. Une passion pour les porcs l’animait. La porcherie était au cœur de notre campagne, à quatre cents mètres du village, avec ce toit dont la poutre faîtière fléchissait comme une vieille vache qui aurait eu l’échine basse. A la belle saison ce grand-père s’y rendait en vélo, un vieux truc militaire dont personne n’aurait voulu ; l’hiver, car le chemin n’était pas dégagé, à ski. Ce fut en fait l’inventeur de la pratique du ski de fond au hameau !
Là-bas les cochons siclaient à vous en percer les oreilles. On les entendait aisément depuis le village. Le bâtiment comprenait six ou huit boitons fermés par des portes d’Eternit que les cochons rongeaient dans les angles. Quoique ce fut là une ménagerie effroyable par moment où je ne serais rentré dans ces espaces clos pour rien au monde, mon aïeul s’y enfilait avec courage, caressant le dos des bêtes de son balai de blanchette pour les séparer et réussir à nettoyer sur le sol de béton composé de mille petits carrés une souille malodorante où les cochons farfouillaient malgré tout de leurs groins noirs et puissants. Bêtes apparemment stupides, aux cris à peine supportable qui se battaient derrière les auges. Leurs petits yeux, presque humains, dénotaient pourtant une forme d’intelligence que leur comportement de fauve affamés ne démontrait pas.
A l’entrée de la porcherie on trouvait la grande cuve où coulait le petit-lait jaune-vert arrivé tout droit de la laiterie par une canalisation souterraine déjà rongée par l’acide lactique. Ce grand-père, que je vins trouver ici sans crainte, si ce n’est celle des bêtes elles-mêmes, dès l’âge de six ans, y déversait de grands sacs de farine ou de copeaux de pommes de terre qu’il prenait dans la pièce d’à côté servant d’entrepôt. Celui-ci n’avait qu’une seule fenêtre, sale au possible et couverte de toiles d’araignées. Elle ne donnait qu’un jour diffus. Ici l’odeur des aliments couvrait quelque peu celle des cochons qui émanait des loges situées dans la partie principale du bâtiment. Cette farine ou ces copeaux flottaient sur le petit-lait. Le grand-père devait y aller des deux avant-bras pour défaire cette masse sèche, en flocons ou en poudre, à laquelle il mélangeait souvent des déchets de ménage que l’on avait pu voir dans des boilles de quarante litres en fer-blanc dont l’aspect rouillé témoignait d’un long usage. La cuisine militaire installée dans les sous-sols du collège, était à cet égard une grande pourvoyeuse de ces restes de nourriture que les cochons mangeraient avec avidité. Une sacrée cuisine ! Elle avait son odeur forte et un peu acide. Que notre homme allait bientôt déverser avec un bidon dans les auges derrière lesquelles se ruaient les cochons qui grognaient, qui hurlaient, qui se poussaient et parfois même se mordaient. Il arriva que ce fut jusqu’au sang. Je voyais tout ça un peu craintif quand même. Je n’étais pas bien vieux. Mais c’était sans doute là un spectacle fascinant puisque j’y revenais de temps à autre. Quelle vie. Mais aussi, quelles odeurs. Celle émanant des bêtes en leurs boitons, mais aussi celle de cette nourriture, un peu douçâtre, presque écœurante par moment. Et notre grand-père était là, de sa taille modeste, avec sa casquette, avec sa moustache, inchangé depuis cinquante ans, avec ses yeux plissés au coin qui témoignaient de sa malice, avec ses bras eczémateux pleins de farine qu’il avait plongés jusqu’aux manches retroussées de sa chemise dans la soupe qui serait à point.
Un monde ! Et quand il rentrait à la maison, là-bas au haut du village, chez la grand-mère comme on disait, il emmenait avec lui cette odeur pénétrante. Pas étonnant qu’il y ait eu autant de mouches dans la maison !
Cette porcherie, usée, les boitons d’Eternit devenus d’une couleur innommable, les poutraisons du galetas au terme de leur existence et où je me rendais parfois, intrigué de ces lieux presque hors du monde, dut un jour être remplacée. Afin de faciliter la tâche des démolisseurs, ils y ont tout simplement mis le feu.
La nouvelle, proposée par de fins techniciens, ne devait selon eux dégager aucune odeur. En réalité ce fut pire encore à l’heure où les ventilations se mettaient en marche. De manière à ce que quand ce second bâtiment fut à son tour abandonné, la population du village put enfin respirer.
Comme il en fut de même en d’autres agglomérations.
Qui se souviendra encore un jour de nos anciennes porcheries ?
Rémy Rochat
