Il vient d’où votre accent ?
M’a demandé un (charmant) Français sur une terrasse en mars à Liverpool. Oui, pendant que certains profitaient des dernières traces de neige dans les Alpes, j’étais convié à Anfield Road, avec plus de 60’000 spectateurs, pour vivre « live » un match de la légendaire English Premier League. Invité par Nicolas Lefèvre, un ami de longue date, j’ai eu la chance de vivre ce match comme un privilégié, alors que je ne suis pas vraiment un fan du club. J’ai quand même lâché une grosse larme à l’entrée des joueurs, si ça peut apaiser les vrais supporters des Reds, tant l’énergie du stade était intense. Les deux litres de bière déjà ingurgités ont certainement aussi aidé.
Mais revenons à notre (ami) Français. Au soleil, une autre pinte à la main, loin de moi l’idée de me montrer impoli face à ce cousin éloigné, dont le lexique est sans doute aux frontières de Molière, à la vue de ses Ray-Ban Aviator sur le nez. D’ailleurs, pour une fois que l’on ne me demande pas si je suis belge… Surprenant. Alors que la conversation ne commence pas par un classique « bonjour », je me tourne quand même vers ce monsieur qui, par sa question, doit déjà me prendre pour un extraterrestre. Il vient d’où mon accent ? J’aurais pu simplement répondre que j’étais suisse. Une échappatoire facile mais peu amusante me direz-vous. Et puis, mon accent n’est pas originaire de toute la Suisse, non. Mon accent est bien plus riche, complexe et poétique. Mon accent est vaudois.
Il a commencé très jeune, dans un restaurant de l’arrière-pays. Ou plutôt, un bistrot – ce lieu mystique, qui mélange fumée et Gamay, où les écorchés de la vie se retrouvent pour arrondir les angles, jusqu’à ce que leurs théories tournent en rond. Une grande table où le temps s’arrête et où on te demande, lorsque tu bois ton Coca « t’es le fils à qui toi ? ». J’étais le fils du patron, un grand monsieur dont l’accent est connu dans tout le canton. Mon papa m’a appris un tas d’expressions mais ma préférée est celle de dire « adieu » pour dire bonjour. Comme une ironie qu’à peine arrivés, nous dirions déjà au revoir, alors qu’on va « pedzer » pendant des heures. Ou alors, serait-ce l’anticipation du célèbre « coup de l’ours », lorsqu’on file en douce, sans rien dire.
Cet accent m’a appris à serrer la main à tout le monde lorsque tu arrives quelque part. Il m’a fait connaître le nom des villages que je traverse « en bagnole » et à les placer sur une carte. Cet accent m’a expliqué pourquoi on ne remet pas la capsule sur une bouteille de Chasselas ouverte car avec quelques copains, il n’y a plus de raison de la refermer. Il m’a permis d’aller acheter du pain tout seul, très jeune, « Chez Tonton » et de vivre plus tard le sourire de la postière lors de mes premiers paiements. Mon accent, il vient de l’école, où même les chansons en italien ont une odeur de papet. Il s’est affiné l’été dans les copeaux, au Darling quelques nuits et le dimanche sur les terrains de « fôt ». Cet accent, c’est le mien, c’est le nôtre. Notre différence et notre fierté. Et même si parfois on espère qu’il se tasse un peu, il restera à jamais, indispensable.
Lucien Meylan est un jeune entrepreneur, petit-fils d’horloger.
Il nous raconte tous les mois, avec humour et poésie, le quotidien d’un petit entrepreneur vaudois.