M’a demandé ma nièce de 8 ans, un dimanche chez sa grand-maman. Je l’ai d’abord regardée, interloqué. D’où pouvait bien venir cette question, si précise, et à la fois, si impersonnelle. Je lui ai souri en lui demandant de s’asseoir à côté de moi sur le canapé. Et j’ai commencé.
Être patron, ce n’est pas toujours un choix. Parfois, ça nous tombe dessus. Certains appellent ça une opportunité, d’autres, le destin. Personnellement, je l’ai pris comme une liberté, à un moment donné où j’en avais besoin. Je me suis engouffré avec deux copains dans l’univers cruel de la TVA, la finesse des fiches de salaires et le monde mystérieux de la prospection. Qui va vouloir bosser avec nous ?
Alors tu prends ton baluchon, tes cartes de visite, d’abord imprimées sur un papier bon marché qui exprime immédiatement ton statut de débutant, et tu fonces nulle part et partout, pour exprimer ta vision, ta passion, tes ambitions. Beaucoup de gens ne vont pas comprendre ce que tu proposes. Des métiers demandent plus d’explications. Et puis il y a la concurrence, ces gens qu’on devrait appeler ennemis mais que tu retrouves au coin d’un bar pour discuter de tes soucis.
Être patron, c’est se séparer de tes associés car l’un n’a plus envie et l’autre ne partage plus tes idées. Alors tu engages du personnel. Des stagiaires parfois, à qui tu dois expliquer qu’arriver à l’heure, c’est important et que de prendre son téléphone aux toilettes, c’est une perte de temps. D’un coup, tu te rends compte que tu n’es plus si jeune, lorsque tes collègues se posent les mêmes questions que toi il y a cinq ans. La masse salariale augmente, progressivement. Des mois, tu te sens fort et puissant, et d’autres, tu voudrais tout arrêter, tout couper, tout oublier.
Donc tu fais des choix et tu te sépares de ces mêmes têtes, qui sont devenues tes amies entretemps. La pire chose que tu puisses vivre, c’est un licenciement. C’est comme si la vie te forçait à abandonner, à expliquer à quelqu’un que tu aimes que tu ne veux plus de lui. Alors là, tu réalises qu’être entrepreneur, ce n’est pas toujours marrant. Tu en rêves la nuit, tu te refuses de pleurer car personne ne doit savoir que ton quotidien est bouleversant. L’image, c’est important.
Être patron, c’est avoir la chance de faire ce que tu veux tous les jours sans en profiter. C’est te lever le matin, parfois uniquement pour tes employés. C’est avoir peur tous les jours que tout s’arrête, de décevoir, tes amis, ta famille, les mêmes qui n’ont pas encore très bien compris ton activité. Mais tout à coup, tu reçois un sourire, un merci, un cadeau d’un partenaire reconnaissant. On te dit que ton travail est bien fait, brillant et là, tout s’illumine et tu comprends. Tu comprends tes choix, tes doutes, cet acharnement. Tu te rappelles les montagnes gravies pour quelques minutes de descente dans la poudreuse de la liberté.
Mais non, je n’ai pas dit tout cela à ma nièce de 8 ans. Je lui ai juste répondu « Être patron, ça prend de l’énergie et du temps, mais c’est passionnant. Un jour, peut-être, on te demandera : être patronne, c’est comment ? ».