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Haute horlogerie et tourisme, des questions à long terme

«Capitaines» de l’économie locale, ils essaient de dépeindre l’avenir de notre région.

«Capitaines» de l’économie locale, ils essaient de dépeindre l’avenir de notre région; s’ils sont conscients d’un creux de vague à traverser, ils restent positifs. Un sujet traité avec ValTV et disponible également, en format réduit, sur notre chaîne locale.

Cédric Paillard dirige Vallée de Joux tourisme, une équipe qui tourne en effectif réduit depuis quelques semaines et qui a profité de l’arrêt complet du tourisme pour boucler des décomptes et contacter ses prestataires pour prendre des nouvelles et les encourager à renouveler leur stock de photos publicitaires, le genre de choses qu’on n’a d’ordinaire pas le temps de faire. Mais l’homme est lucide, la haute horlogerie reste le poumon local. «Si l’horlogerie a des difficultés, toute la région est impactée. On a un tourisme de business, des nuitées, des revendeurs, beaucoup de groupes liés à l’horlogerie.»

Des effets jusqu’en 2022

Parmi les patrons des marques combières qui avaient du temps et la liberté d’éclairer notre lanterne et accessoirement, de fournir cette vision d’avenir qui leur a été demandée, François-Henry Bennahmias, directeur général d’Audemars Piguet. «La reprise est très légère, actuellement, avec une quarantaine de volontaires à leur poste. Nous avons maintenant une date, le 11 mai, où l’on sait qu’on doit être prêts, avec masques, gel et tous les produits nécessaires à la santé de nos collaborateurs. On sait par contre qu’on ne pourra pas reprendre à 100% pendant encore deux mois. Comment va se passer l’après, voilà la vraie question. Et là, on parle d’implications qui vont se déployer en 2021 et 2022.»

Le luxe qui répond à une émotion ne s’arrêtera jamais

L’un des effets évoqués dans le grand public, à tout le moins, l’un des désirs pour cette crise, c’est le retour à l’essentiel. «Mettre un terme au gâchis, aux choses qui ne servent à rien», précise François-Henry Bennahmias. «C’est le résultat d’une enquête interne menée auprès des enfants de nos collaborateurs. Et nous y travaillons.» Le luxe et l’horlogerie de luxe spécifiquement, courent-ils actuellement un risque existentiel, comme cela a pu être le cas par le passé? Le directeur d’Audemars Piguet assure que non. «Un produit de luxe quel qu’il soit est par définition inutile, en valeur absolue; il ne va répondre qu’à une seule chose: une émotion. Celle-ci peut être sur du talent artisanal, la beauté visuelle, d’être challengé en tant qu’humain par une œuvre d’art, un chef cuisinier de très haut niveau; et cela ne s’arrêtera jamais. Tant que c’est authentique et réel, il y aura toujours cette appréciation du beau, de l’exceptionnel et du talent humain. A deux ou à trois ans, si on continue à faire ce pour quoi on est bon, cela va répartir; je ne vois pas pourquoi cela devrait s’arrêter.»

Une production plus responsable

Par contre, François-Henry Bennahmias s’attend à un changement dans la manière de travailler. «Quand on parle de stopper le gâchis, est-ce que demain je vais construire une tour de 25 étages parce qu’on peut se le permettre et pour implanter les nouveaux locaux de telle marque à tel endroit de la planète? Hmm, on va regarder. Est-ce que demain je vais aller prendre un avion pour aller vingt-quatre heures à New York? Ce n’est pas la remise en question de l’essence de notre métier d’horloger, qui fabriquons des montres depuis 1875 avec un artisanat et un savoir-faire extraordinaire, mais bien de continuer à le promouvoir dans un environnement plus responsable.»

Trouver des voies innovantes…

Une remise en question sur beaucoup d’aspects, voilà ce qu’un autre connaisseur en profondeur de l’économie locale envisage, en la personne de Georges-Henri Meylan, président de la Fondation Paul-Edouard Piguet. «La production horlogère actuelle est basée sur le contact, sur des réunions, sur des présentations de groupe, des visites de musées, etc. Si l’on ne peut pas rétablir ce genre de choses, il va falloir trouver d’autres voies. J’ai la chance d’avoir deux fils [à la tête de la marque H. Moser & Cie ndlr] qui aiment leur métier, qui se battent, qui trouvent des solutions, qui sont innovants. Pour l’instant, on ne peut pas trop se plaindre; on arrive à garder le contact avec des clients dans le monde entier, avec le système d’e-commerce, qui permet de vendre à distance, de garder ce contact dans le monde et de faire des affaires relativement correctes. Malheureusement, c’est peut-être plus difficile pour les détaillants.»

… Mais pas tout-en-ligne

Le télétravail a connu un coup de fouet ce printemps, mais la vente de montres en ligne comme solution d’avenir, François-Henry Bennahmias s’en distancie. «La vente en ligne est un outil de commerce supplémentaire, mais absolument pas une fin en soi. Si vous me disiez que demain, nous vendrons notre production annuelle de 40’000 pièces par internet, j’arrête, je ne gère plus cette boîte. Un écran d’ordinateur ne va pas me livrer beaucoup d’émotion! Une marque telle que AP va utiliser une partie digitale pour aller devant le client mais vais-je empêcher les gens de se voir et de se rencontrer? Jamais, alors là, jamais!», se récrie le directeur général.

La Solution d’avenir, c’est Le Tourisme

Parmi les solutions d’avenir et la diversification de l’économie combière qui revient sur le tapis ces jours, Georges-Henri Meylan met l’accent sur… le tourisme. «On ne pense qu’à l’horlogerie or nous avons une nature exceptionnelle à portée de main. En allant plus loin par rapport à l’initiative «bons cadeaux» de soutien aux commerçants, on devrait faire un vrai soutien de solidarité sur toutes les activités pour mettre en valeur notre région.» C’est une douce musique aux oreilles de Cédric Paillard. «Nous avons énormément de chemins de randonnée, de grands espaces, des gens qui ont besoin d’évasion ou de se ressourcer ont cette possibilité chez nous; la rando est finalement le sport par excellence en Suisse et il se prête à la distanciation sociale. Nous avons fait de grands efforts l’an dernier sur le contenu, sur notre site internet, on a revu les différentes prestations pour les balades, on retrouve différents itinéraires sur notre site, toutes les prestations pour les balades, une carte estivale de découverte des balades. Nous sommes parés pour répondre à cette demande qui va aller croissant.»

Redémarrage à l’été

N’empêche, la saison touristique est déjà entamée, dans tous les sens du terme. Quand Cédric Paillard voit-il le secteur repartir? «Il ne faut pas se leurrer, ça va être très compliqué. Pour la Fête du Vacherin en septembre, j’ai bon espoir, mais pour les événements sportifs de la fin du printemps et du début de l’été, je pense que ça va être très difficile.» Par contre, à quelque chose malheur est bon, les vacances d’été devraient sourire au tourisme national. «A la base, on a la chance d’avoir une clientèle majoritairement suisse et fidèle, dont on sait pertinemment qu’elle n’ira pas en vacances à l’étranger cet été. Je suis assez serein à ce niveau-là, même si ce n’est pas encore gagné.» Une inconnue toutefois, ce qu’il en sera pour les seniors: «C’est une clientèle qu’on rencontre facilement au bord du lac, sur les terrasses, dans les alpages et là, on ne sait pas comment cela va se passer par la suite. Auront-ils le droit de sortir, continueront-ils à être considérés comme personnes à risque auxquelles on déconseille de sortir? C’est une clientèle sur laquelle on compte et on espère ne pas être trop impactés.»

Des bons côtés, quand même

Pour finir sur une note plus gaie, le Grand confinement aura aussi eu du positif. «Certaines villes commencent à revoir le ciel, en peu de temps. On a même l’impression d’avoir plus d’oiseaux ici à La Vallée, mais c’est parce qu’on les entend mieux. Cette période va probablement renforcer la réflexion sur le climat», estime Georges-Henri Meylan. François-Henry Bennahmias relève pour sa part le point principal du sondage effectué auprès des enfants de tout le personnel d’Audemars Piguet: «Les gens ne parlent que d’amour; les enfants veulent aller retrouver leurs grands-parents, leurs amis, leur faire des bisous, des câlins. La race humaine a encore de belles années devant elle parce que les gens savent encore parler d’amour et en faire leur priorité.»

Et au secteur horloger tout entier

Nous avons demandé à François-Henry Bennahmias un message pour les sous-traitants, nombreux et qui dépendent des marques. Son message: «Nous parlons toutes les semaines avec nos fournisseurs. Nous nous sommes approchés de ceux qui sont stratégiques pour leur faire savoir qu’en cas de problème, nous étions là pour les soutenir au besoin.» De manière plus globale, pour les marques horlogères, le directeur général d’Audemars Piguet plaide: «Ne faisons pas l’erreur de laisser une fois de plus du talent, du savoir-faire et de l’artisanat mourir et partir à l’étranger. L’horlogerie, dans la tête de la planète, est et demeure suisse. C’est comme un tampon, un sceau officiel.» Pour ce faire, l’industrie horlogère suisse a besoin de travailler plus que jamais ensemble, notamment dans la promotion. «L’industrie horlogère helvétique représente 50 milliards par an à prix public. Le chiffre d’affaires de Mercedes, c’est trop fois plus – 180 milliards. Les marques horlogères, on est trop petits, séparés les uns des autres», plaide encore le directeur général d’AP.

Comment ils ont vécu personnellement le confinement

François-Henry Bennahmias: J’ai passé les dernières semaines à réfléchir, beaucoup réfléchir. Certaines idées qui sortent de telles périodes sont abracadabrantes, mais il y en a des bonnes aussi. Deux ou trois idées vont nous faire travailler sérieusement dans les mois à venir.

Georges-Henri Meylan: J’ai eu l’impression de prendre un très gros coup de vieux; d’être classé parmi les personnes à risque fait un coup au moral, mais il faut prendre les choses avec philosophie. Quelqu’un fait nos courses, on a décidé de rester à la maison et on a de la chance à La Vallée de pouvoir sortir de chez soi et aller se balader; je redécouvre la nature qui nous environne, qui est vraiment fantastique, malheureusement pour les paysans, il y a la sécheresse… mais pour nous, on peut faire des heures de marche et de vélo, sans problème.

Cédric Paillard: Priorité à la santé, à  l’entourage, à la famille. Chez nous, tout le monde est en santé donc ça va relativement bien. Professionnellement, j’ai la chance de pouvoir pratiquer le télétravail, on peut continuer d’avancer sur les différents dossiers et mettre en place différentes choses pour le tourisme à la Vallée de Joux.