Ces cultures de guerre se sont révélées fort utiles à la Vallée de Joux, de l’avis de ceux qui y ont participé enfants. Ce retour en arrière nous a été suggéré ces dernières semaines et nous le publions un peu à contre-temps peut-être, en ces jours de déconfinement.

dernières maisons du Solliat, où ce dernier fut réquisitionné.
«Plans Wahlen»: tous les anciens et les connaisseurs d’histoire suisse connaissent le terme. C’est comme de parler de chloroquine ou de gestes barrière de nos jours. Ce plan concocté par un employé fédéral de l’époque, Friedrich Traugott Wahlen, mit en culture des terrains en jachère, des jardins particuliers, des parcs publics et des terrains de sport dans tout le pays. A cela s’ajouta le «service agricole» (travail des jeunes à la ferme).
Des carottes pour les ouvriers
Danièle Nicole se souvient du «plantage» en contrebas de l’usine Georges Gallay (emplacement actuel de Blancpain SA, au Sentier), destiné à ses ouvriers et sur lequel elle a passé ses vacances d’automne en 1944. «Il y avait des carottes, des poireaux, des choux et des pommes de terre. Je me souviens des carottes déjardinées laissées par terre en ligne. Les élèves venaient enlever les échevets. Les garçons à sept heures et les filles à neuf. Sauf que moi, j’étais venue à sept heures et j’ai été grondée.» Son père était scieur ambulant aux Bioux et donc n’avait pas droit à ces légumes que l’usine Gallay réservait à ses employés, à une époque où tout était rationné par ménage, d’après le nombre d’enfants. «J’avais une copine dont le papa travaillait là-bas, explique Danièle Nicole. Elle m’a invitée et je me suis empressée de venir. On gagnait 80 ct de l’heure et j’ai tout donné à ma mère qui ne pouvait plus marcher, pour qu’on lui pose le téléphone.»
Un «crouille» terrain en pente
À côté des entreprises, les collectivités villageoises avaient aussi leurs plans Wahlen. Jean-Claude Aubert, du Brassus, se souvient du plantage de la fraction de commune, dans le talus au-dessus de chez lui, en regard de l’actuel téléski où les familles du village disposaient d’une centaine de mètres carrés. «Tout le monde est parti là-dedans tête baissée, comme pour l’écologie aujourd’hui mais c’était un crouille terrain, commente le presque nonagénaire. Il y avait des carottes grosses comme le petit doigt et de gros pavots violacés qu’on cultivait pour l’huile, mais je ne suis pas sûr que beaucoup de décilitres aient été pressés au Brassus. Les terrains au Sentier, notamment Derrière-la-Côte, étaient de bien meilleure qualité.» Les Plans Wahlen n’ont fonctionné que trois saisons. Jean-Claude Aubert se souvient être venu avec ses parents «quand c’était possible, car les horlogers finissaient plus tard que de nos jours, sur le coup des dix-huit heures et ils travaillaient également le samedi matin.»

Extraction de tourbe à la pelle
A côté de lui, son épouse Marguerite née Chollet travaillait justement Derrière-la-Côte, au Sentier. Elle se souvient des choux qui y étaient cultivés et de sa crainte que les vaches ne viennent les manger. «La majorité des gens entretenaient un potager, plus des poules et des lapins, mais il y en avait déjà qui n’avaient pas idée comment manier la pelle et la bêche!»
Charles-Hector Nicole a, lui, dû œuvrer dans la sagne en contrebas de l’Ecofferie, à l’extraction de tourbe; la plupart des sagnes de La Vallée étaient utilisées pour y prélever ce mauvais combustible. «Je suis passé d’une formation d’horloger, travaillant de toutes petites pièces à devoir charger des chars à la pelle. C’était très dur.»
Solidarité extraordinaire
L’insécurité alimentaire qui régnait alors était réelle. La comparaison avec nos privations minimes de la fin mars fait ici sourire nos interlocuteurs, quand les Suisses se sont rués dans les supermarchés pour faire le plein de provisions: «A l’époque, la Suisse n’avait plus de riz, de café et de thé, qui dépendaient de l’exportation. On a comblé comme on a pu, notamment avec de la chicorée, mais… pouah, ce n’était guère bon. A un âge adolescent où nous avions beaucoup d’appétit, 125 grammes de pain par personne et par jour, ça n’était pas beaucoup!» Par contre, Charles-Hector Nicole relève l’extraordinaire solidarité des Combiers, déjà. «Une majorité de la population a pu avoir des “extras” au noir, par le biais des paysans: deux œufs, un litre de lait, du beurre, c’était précieux!»
Une autre conclusion partagée par nos interlocuteurs: les Plans Wahlen ont beaucoup contribué à l’alimentation locale et ce, malgré un climat autrement plus ingrat qu’aujourd’hui.
Pourrait-on le refaire?
Pour la petite histoire, après la guerre et fort de son expérience en Suisse, Friedrich Wahlen a travaillé à l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) dans l’aide internationale au développement, avec une perspective de ce que l’on appelle aujourd’hui l’«agriculture durable». «Wahlen a dit beaucoup de choses intelligentes encore valables pour la jeunesse actuelle», estimait Ernst Wüthrich, président de l’association Wahlen. En cas de fermeture des frontières y compris aux denrées alimentaires ou de panne plus grave dans la chaîne de distribution, les produits indigènes devraient à nouveau prendre le relais; l’autosuffisance alimentaire de la Suisse pourrait être maintenue six mois avant que l’on doive à nouveau se serrer la ceinture, toujours selon ce dernier. Mais le plus dur serait pour cette génération d’apprendre à vivre sans le luxe auquel elle s’est habituée. «Cela nous serait certainement beaucoup plus difficile qu’à l’époque!» conviennent notre interlocuteurs.



