1. Le dernier char
Le grand-père possédait un vaste domaine. C’était avant la réunion parcellaire de 1959-1960. Avec des briques un peu partout sur le territoire du village. C’est ce qui nous permit par ailleurs de faire connaissance avec l’entier de cette vaste campagne, de découvrir des vallons, des plaines en miniature, des côtes à y rouler en bas au moindre faux-pas, des bordures de forêts, des coins mouillants, où la végétation n’est plus la même, d’une qualité franchement moindre, et puis encore ces régions qui sont en contact direct avec le territoire du village voisin, là-bas, au Plat du Séchey. Aucune zone, si cachée, si minime soit-elle, ne semble ainsi avoir échappé à notre présence.
L’un de ces champs, parmi les plus étonnants, fut sans doute ces Crêts de l’Epine, une parcelle modeste située tout en haut du site. Il était si compliqué d’y récolter le fourrage, qu’on le faisait en dernier, quand toutes les briques sous-jacentes, je m’en souviens, l’une d’entre elles appartenait à Toto, l’épicier des Crettets, avaient déjà été fauchées et que le foin en avait été récolté. Place nette pour une opération qui était l’unique de la saison. Descendre le foin sec sur des échelles pour l’amener à proximité du chemin de Bonport.
Voilà, on est monté là-haut pour épancher le foin après qu’il ait été fauché, à la rapide sans doute. Avant midi on l’a retourné une première fois, une deuxième fois deux heures après et à quatre heures, parce que c’est un petit foin de montagne qui craque sous le pied, le champ ne recevant de l’engrais que de manière parcimonieuse, c’est bon, on peut charger notre échelle que l’on a montée à deux.
Quel gros modzon cela fait. On met une corde à l’extrémité inférieure, pour tirer le tout contre en bas, et une puis une seconde à l’extrémité supérieure, pour assurer, pas que cet étrange véhicule n’aille passer sur celui qui est devant. Telle peut être la technique. Ça démarre un peu difficilement, à cause du poids, mais bientôt, parce que la pente est raide, cet assemblage prend de la vitesse, celui qui est devant se retire en souplesse afin de ne pas passer dessous, et voilà ce gros tas filant en bas de la pente à fond la gomme pour s’arrêter droit au bord du chemin. Là on décharge l’échelle de son fourrage, on la remonte vide avec ses cordes et l’on recommence.
C’était du folklore, en quelque sorte, mais un travail qui avait son charme. Quoiqu’il fallait de bonnes jambes pour se yuquer sur des crêts où rien ne tient. Mais les enfants que nous étions alors, suivis par les adultes les plus dégnioulés, ont bon pied. Et surtout l’on compte sur nous ici plus qu’en d’autres endroits où c’est plat et qu’il n’y a aucune difficulté à charger. Et quoique l’on transpire à grosses gouttes sur ces Crêts de l’Epine alors que le soleil d’août est encore brûlant, l’on s’amuse, en quelque sorte. Et puis aussi, comme c’est le dernier champ de l’interminable série qu’on laisse derrière nous et que c’est ici que les foins se terminent, imaginez notre bonheur.
Non, mais tu y crois à peine, toi, que les foins soient achevés. Soulagement. Indicible. Seul regret, et il est de taille. Car maintenant que les vacances sont finies, lundi tu retrouveras déjà ta chaise à l’école dans une reprise abrupte. Mais va, oublie. Goûte à ce bonheur passager qui t’a envahi. Tu ne seras plus l’esclave de cette vaste entreprise paysanne de ton grand-père désormais, mais un garçon libre!
On a attendu le char longtemps. Et puis il est arrivé, qui est allé tourner à Bonport. Et une fois là, resté sur le chemin, on l’a chargé. Un joli char de petit foin de montagne, du foin mythique des Crêts de l’Epine, alors qu’aujourd’hui, cette zone si pentue, ne sert plus que de pâturage. On y voit des modzons toute la belle saison. Et de là ils contemplent le lac, Le Pont, et là-bas au couchant, le village. Mais pour eux, qu’est-ce que le paysage, qu’est-ce que leur environnement? Un arbre par-ci par là, pour un peu d’ombre. Où ces bêtes dessouchent des cailloux, où l’herbe est sèche d’avoir été foulée à longueur de saison.
Mais pour nous, le paysage, c’était autre chose. C’était notre univers. Le lac en particulier. Sur lequel, de temps en temps, on voyait la barque d’un pêcheur. Eh oui, même au cœur de l’été, surtout quand le ciel s’était chargé et qu’il pourrait y avoir de l’orage. Raison pour laquelle il ne fallait pas tarder, et charger en vitesse. Un joli char donc. Que tirait déjà la Land-Rover. Tantôt Mumu ferait du deux à l’heure sur le chemin encore de terre blanche à l’époque et avec des nids de poule. Pas que ça ballotte, pas qu’on aille verser! On avait grimpé sur le char, on s’était tous mis sur le foin. Mais auparavant, quand tout fut presque achevé, on était vite remontés là-haut, en bordure du pâturage de la Roche, près d’un pierrier, et l’on y avait cueilli des épilobes en épis. Et revenu en bas avec ces grandes fleurs élégantes, c’est la tante Esther qui nous avait fait un bouquet qu’elle avait attaché avec sa ceinture de similicuir bleue que d’ordinaire elle portait avec élégance autour de la taille. Sa robe d’été, un peu bouffante, était magnifique. Et puis l’on avait d’une manière ou d’une autre fixé ce joli bouquet à l’échelette qu’il y a devant le char. Et maintenant fouette cocher, tous dessus sauf l’oncle au volant, sa dent de râteau entre les dents, on se dirige contre le village.
Mes amis, ce jour-là nous étions des rois. On l’était tellement que l’on chantait. Les Tsun ont enfin fini les foins, les Tsun sont si fiers d’être d’une grande famille et de posséder un vaste domaine. Parfaitement, on chantait, fait sans doute unique dans nos activités d’été pendant vingt ans. Des chants d’école. Ronflants. De belles chansons. Quel bonheur d’être si haut. D’aller sans fatigue. De voir le lac. D’être peut-être regardés et admirés par les gens que l’on voit au bord du chemin, à proximité de la plage. Et surtout de savoir que ce char est le dernier.
En vérité, c’était même peut-être le tout dernier. Puisque l’an d’après, la réunion parcellaire ayant fait sa
répartition, le champ du grand-père, situé tout là-haut aux Crêts de l’Epine, il lui avait échappé.
Mais si le folklore c’était désormais derrière, avec cette manière de procéder que l’on ne connaîtrait plus, on n’irait pas jusqu’à s’en plaindre!
S’blochnaye