Chacun en conviendra, Karin Keller-Sutter s’est dépensée en éloquence pour entraver l’initiative clouant les multinationales sur la responsabilité des ravages qui leur sont imputés en bloc.
– C’était compter sans la plume acérée de Ambrose Gwinnett Bierce:
«Ministre: Personne qui agit avec un grand pouvoir et une faible responsabilité.»1
Quant à la forme:
Notre Cheffe du Département fédéral de justice et police use de l’argument d’autorité, en ceci que, par définition, ce poste officiel suppose le devoir d’impartialité, et qu’il confère ipso facto à la locutrice le pouvoir de réduire à quia2 toute espèce de contradicteur lambda. De surcroît, cette situation prééminente garantit à notre ministre un accès privilégié aux principaux médias du pays, lui offrant ainsi le luxe de faire passer en force et à vil prix sa propre thèse, si pauvre soit-elle.
N’en déplaise à notre ministre, en matière de délibération politique, personne n’est a priori dépositaire d’un jugement résolutoire, sauf à s’autoriser abusivement d’une autorité institutionnelle.
Le plaidoyer de Karin Keller-Sutter en faveur du «non» relève du genre épidictique, celui-ci n’ayant pour toute raison d’être que la monstration, laudative ou blâmative. Sacrifiant à ce genre rhétorique donc, notre ministre tend à renforcer l’adhésion de la population à des valeurs supposées communes ainsi qu’à des normes juridiques préexistantes estimées suffisantes, (les dispositions suisses et les réglementations internationales en vigueur). Une fois qu’aura été admis collectivement ce présupposé, toute contestation passera pour dissonante et malvenue.
Au lieu que l’argumentation consiste à organiser des raisons à l’appui d’une thèse susceptible d’être contrebattue, le discours épidictique, lui, est bénisseur. Qui pis est, il s’apparente au conditionnement mental, dès lors que, recourant à l’artifice du tropisme, il cherche à susciter l’acte réflexe élémentaire menant silencieusement autrui à l’acquiescement docile.
Quant au fond:
A l’appui de sa thèse, Karin Keller-Sutter allègue les dommages que le succès de l’initiative causerait infailliblement à l’économie suisse, et la perte d’emplois qu’il entraînerait. Mais ce n’est là qu’une hypothèse gratuite, un écran de fumée insolent, destiné seulement à dissimuler des réalités de terrain, tout à la fois indéniables et injustifiables. Sous couleur de défendre l’intérêt national (réduit à sa dimension économique), on ternit l’image du pays. S’agissant de ces fameux «rapports non contraignants» (prévus dans le contre-projet élaboré par les soins de Karin Keller-
Sutter), rapports à la rédaction desquels seraient périodiquement conviées les multinationales de plus de cinq cents personnes, – ils ne peuvent faire illusion, tant la préconisation de cette mesure dénote un mélange insupportable de loufoquerie et de pharisaïsme. Une prime au cynisme, en somme! Un blanc-seing offert par «Economiesuisse» et par «Swissholding» (l’organisation faîtière des multinationales installées en Suisse) à des pillards insaisissables, qui, loin de nos yeux délicats, exploitent impunément à leurs fins scélérates les failles de l’appareil juridique des pays où ils sévissent! Il convient néanmoins de relever que de nombreuses multinationales ont déjà introduit des programmes dits «de compliance» (i.e., en l’occurrence, un ensemble de processus conformes au respect des normes en matière de droits humains et d’environnement).
Maintenant qu’est patente la connexité du monde contemporain; que les bouleversements socioéconomiques en résultant nous obligent à la refonte des rapports entre économie et politique, que ce soit à l’échelle de la Suisse ou de la planète, il serait fécond de puiser dans notre passé politique un enseignement que l’on puisse transposer à notre temps, mutatis mutandis.
En 1848, la Suisse fit œuvre de pionnier en appréhendant les défis d’alors à travers le prisme d’une Constitution fédérale novatrice; elle marqua l’avènement de la Suisse moderne.
Aujourd’hui, la globalisation des échanges économiques, le transfert de compétences qu’appelle la gestion de problèmes environnementaux qui excèdent les frontières politiques, le rôle déterminant et croissant que jouent les divers acteurs de la société civile, ce faisceau de facteurs devrait instiguer la Suisse à devenir le fer de lance d’un droit international qui réponde à l’urgence de satisfaire aux droits humains, (quel que soit le lieu de leur revendication), et à la préservation de notre environnement. Ce serait pour la Suisse l’occasion de sortir de son apathie, de s’affranchir de la servitude que les lobbies font peser sur la vie politique, et de gagner en influence sur la scène internationale.
Cette rénovation de la vie politique suppose que soit réaffirmé le caractère infini du Politique, à telle enseigne que les hommes vivent dans des sociétés dont la vocation première est de structurer, dans une configuration momentanément acceptable, des rapports sociaux fondés sur l’irréductible pluralité d’ensembles axiologiques et sur l’institutionnalité d’un conflit régi par une argumentation de bon aloi. A cet égard, il convient de rappeler la vertu cardinale que Chaïm Perelman voyait à l’argumentation:
«Seule l’existence d’une argumentation qui ne soit ni contraignante ni arbitraire accorde un sens à la liberté humaine, condition d’exercice d’un choix raisonnable. Si la liberté n’était qu’adhésion nécessaire à un ordre naturel préalablement donné, elle exclurait toute possibilité de choix. Si l’exercice de la liberté n’était pas fondé sur des raisons, tout choix serait irrationnel, et se réduirait à une décision arbitraire agissant dans un vide intellectuel. C’est grâce à la possibilité d’une argumentation qui fournit des raisons, mais des raisons non contraignantes, qu’il est possible d’échapper au dilemme: adhésion à une vérité objectivement et universellement valable, ou recours à la suggestion et à la violence pour faire admettre ses opinions et décisions.»3
La garantie du libre exercice de la pensée ne réside pas dans la pérennité de quelque ordre politique établi, jugé approprié par certains, mais dans l’assomption du risque d’être réfuté, dans le cadre d’une discussion argumentée. Seul ce processus permet la dissolution des certitudes particulières et le renouvellement institutionnel de la Cité.
Ce travail incessant est l’illustration d’un principe régissant tout être vivant: l’autopoïèse4. Distincte de l’activité politique immédiate, le Politique désigne ainsi l’économie intrinsèque profonde pour laquelle l’organisme vivant qu’est une société est estimée apte à renouveler spécifiquement et continûment l’ensemble de ses valeurs, ainsi qu’à maintenir avec son environnement le réseau de relations essentielles dont dépendent tout à la fois son invariance d’être vivant et l’actualisation des performances dont celui-ci est susceptible.
– Hors cette économie autopoïétique primordiale, si fragile, si précaire, ne règnent que l’arbitraire et la volonté clandestine de préserver des intérêts de caste, loin de l’intérêt général.
François Mastrangelo
1 «Le Dictionnaire du Diable», 1906.
2 – i.e. mettre son interlocuteur dans l’impossibilité de répondre -.
3 Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, «Traité de l’Argumentation» – «La Nouvelle rhétorique» / Ed. de l’Université de Bruxelles, 1988, 1992 / p.682.
4 Cf. Humberto Maturana et Francesco Varela, «Autopoiesis and Cognition: The Realization of the Living» / in «Boston Studies in the Philosophy of Science»/ Ed. Robert S. Cohen & Marx W. Wartofsky / Vol. 42 / Dordrecht, D. Reidel Publishing & Co, 1980.