D’origine espagnole, Francisco Pasandín (prononcez: Passandine) est toute une fontaine de mots.
Je me demande en l’interrogeant si je vais être capable de le suivre et surtout de le comprendre exactement comme il le souhaite…
Francisco voit le jour en 1958 dans un petit village à 30 km d’Orense.
La province d’Orense, avec sa capitale du même nom se situe au nord de l’Espagne, juste au-dessus du Portugal. Le climat y est rude. Froid et pluvieux en hiver et pas si chaud en été. Ses habitants parlent le «gallego», langue proche du portugais. Naturellement à cette époque franquiste l’espagnol est obligatoire sur tout le territoire et la langue régionale est tolérée mais pas enseignée. C’est la même situation pour tous les Espagnols parlant les deux autres langues: basque et catalan.
La fratrie de Francisco se compose de
4 garçons, dont une paire de jumeaux, et 2 filles; lui, il est l’avant dernier.
Quand il a 2 ans ses parents partent travailler en Suisse, en laissant la progéniture en Espagne.
Pour des raisons «logistiques», certains couples espagnols partis à l’étranger laissent souvent leurs enfants aux bons soins des grand-mères. Trop compliqué de s’occuper d’eux en travaillant huit heures par jour et si possible plus. Vers 1968 les deux aînés rejoignent les parents installés définitivement à la Vallée de Joux, plus précisément à L’Orient. En même temps Francisco avec ses 10 ans est placé dans un pensionnat catholique: «Los Mercedarios», à environ 70 km de la capitale Orense, car il vient de recevoir une bourse grâce à ses bonnes notes.
Les jumeaux et la petite sœur restent avec la grand-mère.
Les années passent et les retrouvailles familiales se font comme toujours pendant les vacances d’été.
Cette période de «pensionnat» va fortement marquer le petit Pasandín. Il va découvrir les injustices et les sévices perpétrés par ces hommes à l’habit noir et long, et qui prient le bon Dieu.
Dans le coin de la classe à genoux sur du sable et naturellement sans pantalon pour sentir la douleur, ou bien quand la punition devient collective, vu que le châtiment du coupable ne suffit pas, les élèves vont sentir la ceinture frapper sur leurs dos exposés.
Les prières et les sévices se côtoient pendant que la pensée se brouille.
Ce sont des temps durs qu’il n’oubliera pas.
Mais le jour où la boucle de la ceinture tombe par mégarde fortement sur la tête de Francisco et que son sang se met à jaillir, là, il réagit. Son sang ne fait qu’un tour: Assez de ces «tortures» vicieuses!
Il sort de la classe en courant de toutes ses forces, et quitte l’école. 19 km vont être nécessaires pour rejoindre sa grand-mère et se sentir à l’abri; et il les fait. Francisco a 13 ans.
Il commence à écrire des lettres à ses parents pour leur expliquer son geste et leur faire comprendre que l’internat, c’est fini pour lui. Il n’y retournera plus! Francisco veut retrouver sa famille en Suisse.
Finalement, il a le feu vert pour quitter la Galice et partir vers la Vallée de Joux.
Naturellement, il ne sait pas le français, mais une chose est sûre: il ne veut pas remettre les pieds dans un pensionnat catholique.
Le bon côté de cette triste expérience, c’est qu’il va étudier et se donner à fond pour s’intégrer dans ce nouveau pays. Pas le choix s’il veut éviter l’enfermement religieux!
Le jour où un horloger rhabilleur passe chez les Pasandín pour remettre une montre réparée, le jeune Francisco
observe et écoute attentivement les explications de l’horloger. C’est le début de sa fascination pour ce petit mécanisme quelque peu mystérieux et captivant.
Pendant 2 ans il va à l’école du village. A 15 ans il réussit l’examen d’entrée à l’Ecole Technique d’Horlogerie. C’est l’année 1974 et la crise horlogère s’est installée à La Vallée…
Naturellement ses parents lui déconseillent cette formation et lui suggèrent de faire ébéniste; industrie qui paraît avoir plus de futur que celle de la montre en ces temps-ci.
Deux petits passages dans les deux formations choisies suffisent pour orienter son choix vers la petite mécanique du tic-tac, sans oublier aussi le poids des copains qui comme lui sont fascinés par ce petit mouvement mystérieux.
A l’Ecole Technique, différentes nationalités et ethnies vont se croiser. Son monde s’agrandit ainsi, et il se sent comme un poisson dans l’eau. Il s’internationalise en même temps qu’il en fait partie. S’intéresser à l’autre c’est finalement s’enrichir intellectuellement.
Formation et amusements s’entremêlent pendant que le métier et l’adulte se forment. Ce passage va lui procurer de très bons souvenirs.
L’expérience de l’internat espagnol va aussi lui faire apprécier la différence d’enseignement. Ici, il apprend l’humanité et la passion du métier. Naturellement les professeurs vont jouer un énorme rôle.
Le jeune Espagnol peut maintenant s’épanouir dans ce petit univers jurassien.
A l’Ecole technique, quand il réussit très bien, il entend cette phrase très combière qui lui restera: «C’est pas mal mon gaillard». Traduction: Excellent.
Après quatre ans de formation il obtient un CFC d’horloger rhabilleur avec une moyenne de 5,5. Pas si mal pour ce jeune Galicien, arrivé il y a 6 ans, qui parle et écrit maintenant correctement le français. C’est l’année 1978.
Maintenant il faut gagner sa vie.
Jaeger-LeCoultre l’engage 4 jours par semaine, chômage oblige, car il est malheureusement toujours présent.
Huit mois s’écoulent et Francisco décide de partir en Espagne avec son diplôme en poche. Il pense que là-bas il pourra travailler la semaine entière. Notre jeune homme veut se donner à fond dans ce métier qu’il aime, et naturellement il veut gagner sa vie!
Mais comme il est jeune et bon vivant aussi, il va utiliser l’argent épargné pour visiter la famille résidant dans différentes parties de l’Espagne. Ainsi pendant 3 mois il plonge à nouveau dans ses racines hispaniques.
Du coup l’Armée le convoque, car en ces temps le service militaire est obligatoire.
Destination: Les îles Canaries, Las
Palmas de Gran Canaria, sa capitale. Ça tombe bien pour peaufiner sa culture espagnole. L’expérience belliqueuse va durer 12 mois.
L’île lui apporte l’océan: l’autre Atlantique, une autre nourriture, une autre musique, différente de celle accompagnée par la cornemuse galicienne, un autre vent, les volcans, le soleil et l’amour. Oui, Francisco tombe amoureux. Naturellement, il s’agit d’une jeune Canarienne: Montserrat, dite Montse (prononcez: Montsé). Elle vient d’une fratrie nombreuse!
Francisco ne chôme pas. L’armée, l’amour et le travail.
Pendant ses heures libres, il officie dans une horlogerie espagnole. Il découvre que le travail ne manque pas comme en Suisse mais la paie, elle, n’arrive pas…
Conclusion: abandon du rêve espagnol et retour à La Vallée, même partiellement au chômage, là, au moins il est payé!
Il appelle sa mère depuis l’île, pour qu’elle lui trouve une place dans l’horlogerie.
Celle-ci se met rapidement à l’œuvre.
En peu de temps elle tombe sur une place qui se libère chez Audermars
Piguet (AP) où, à l’époque, il y avait entre 180 et 200 ouvriers (maintenant plus de 2000).
L’entre-aide familiale chez les Pasandín c’est du solide!
La place en question est pour un régleur et il faut la prendre immédiatement.
Francisco se dépêche de rentrer et débute le 1er mai 1980. Il travaille le matin, l’après-midi est libre: c’est la journée du travailleur.
Mais il est content de pouvoir œuvrer enfin à plein temps et d’être payé. Le chômage horloger reste un mauvais souvenir.
Sa chérie est restée sur l’île et maintenant il faut la convaincre de tout quitter pour le retrouver… Ce n’est pas gagné!
Avant de se prononcer, Montse veut connaître cet endroit où on parle une autre langue et qui se remplit de neige en hiver.
Francisco est chanceux car la présence du petit lac de Joux fait pencher la balance en sa faveur et finalement Montse accepte de venir vivre en Suisse. La présence de l’eau est essentielle pour elle. Montse va échanger un océan pour un lac et la différence, c’est de l’amour.
Première étape réussie, maintenant il faut préparer le mariage avec sa Dulcinée espagnole.
Le 29 décembre 1980 Monste et Francisco deviennent mari et femme pour le meilleur et le pire à Las Palmas de Gran Canaria. Elle a 18 ans, lui 22.
A La Vallée, ils s’installent à L’Orient, tradition familiale oblige.
Au boulot, on lui apprend qu’il ne faut pas brûler les étapes. Elles sont mêmes nécessaires pour construire des bases solides.
Le dicton de l’horloger devient clair: passion et patience. Ces doubles P vont se graver dans sa tête.
Il aime ce tic-tac qui lui fait penser au «tic-tac» du cœur, essentiel, magique et indépendant.
Il ne peut pas maîtriser le cœur, ça c’est clair, mais il peut s’essayer avec la montre. Et c’est cela qu’il va faire.
En 1998, à 40 ans, il se voit chef d’atelier. Cela implique d’être responsable du service après vente: restauration et réparations des montres, et organisation de l’atelier où 25 ouvrières et ouvriers sont sous ses ordres.
Après 3 ou 4 ans à ce poste, il sent que le moment est venu pour un changement. Il a fait le tour et il veut découvrir un autre «chapitre» de l’industrie horlogère. Il propose à la direction de travailler dans un atelier plus petit et il l’obtient. Francisco aime partager sa passion avec une petite équipe. C’est cela qui le pousse en avant: partager avec d’autres travailleuses et travailleurs cette passion, la sienne. Et quand la réparation se complique et qu’il doit creuser dans sa tête et «guérir», là, il est aux anges!
2013 lui prépare un autre changement. AP cherche un horloger pour son patrimoine, la restauration de ses chefs d’œuvres, et ceux des clients.
Une nouvelle aventure commence car Francisco va occuper cette place. Comme toujours, il se passionne maintenant pour les montres anciennes du musée et celles appartenant aux clients; même celles qui ont perdu leurs créateurs ou leurs usines privées d’où elles sont sorties.
Il veut les remettre en marche en s’approchant de leurs réalisateurs. Pas simplement les réparer, mais comprendre le cheminement mécanique que leurs créateurs ont suivi pour les réaliser. Il aime se plonger dans le passé et dans la tête de l’ancien horloger.
La situation familiale a aussi changé entre temps, et deux filles sont venues agrandir le cocon du couple. L’aînée sera musicienne et la deuxième avocate.
Pour Francisco trois points sont essentiels pour son bien-être:
1er: la famille; 2e: le travail; 3e: les loisirs. Et toujours dans cet ordre.
Notre horloger aime aussi le sport. Il a commencé avec le foot comme beaucoup d’Espagnols, mais une fois en Suisse il s’est frotté au ski de piste, au ski de fond et à la course à pied.
Le foot va bientôt être mis à l’écart, car les coups font du mal.
Pour soigner son addiction à la cigarette, il va passer à la course à pied. Tout seul au début et avec le «Footing Vallée de Joux» plus tard.
La nature de Francisco n’a pas changé et il se passionne pour la course à pied comme il se passionne pour la petite mécanique.
Voilà le CV de sa face «coureur à pied». En m’énumérant ses courses il me fait comprendre qu’il ne les a pas toutes en tête.
Alors voilà celles qui lui on laissé des «souvenirs» au hasard.
Marathons: Paris 1x, New-York 4x, Londres 1x, Zürich 4x dont en 2005: 3h 36 min 03 sec et 1er dans la catégorie
45 ans! Berlin 1x, Genève 4x, Lausanne 4x, Rio de Janeiro 1x, Jamaïque 1x, Venise 1x
Foulées de la soie en Chine 1x course en 10 étapes; 180km 2e au général!
Foulées de la soie en Inde 1x course en 10 étapes; 180km
Swiss-Jura Marathon 2x: En 2006: course en 7 étapes, Genève-Bâle sur les crêtes du Jura/350km avec 12’000m de dénivellation 3e! En 2008: abandon
Bienne 4x100km: En 2004: 3e! 100km
En 2006: 7h 24min 41sec. 1er au général!!
1re coupe d’Europe et Championnat Suisse
Genève au bord du Rhône 3x: en 2005,
1er au général au RER!
Vignobles en France 3x Médoc/
Beaujolais/Lubéron
L’Escalade de Genève environ 10x
Morat-Fribourg environ 5x
20km de Lausanne environ 7x
Sierre-Zinal 5x
Le résultat est époustouflant, franchement pas de commentaire…
Il veut savoir jusqu’où il peut aller… Apparemment assez loin.
Notre horloger résume ses exploits en disant que ce sont des folies que son corps lui demande pour trouver l’équilibre. Moi, et je ne suis pas la seule, je pense qu’il fuit toujours cette période du pensionnat catholique. Laisser cette expérience au plus loin de lui.
En tout cas le résultat est incroyable!
Il parle aussi de l’importance du soutien qu’il reçoit de la part de sa famille et de ses amis. Sans cela il n’y serait pas arrivé et il tient fortement à le préciser.
Maintenant il partage toute cette fabuleuse expérience de la course à pied avec les débutants et moins débutants dans le cadre du «Footing Vallée de Joux».
La Nature est aussi très présente pour son équilibre et c’est le Mont Tendre qui porte la palme.
Courir jusqu’à son sommet et admirer la plaine de là-haut pour retrouver cet équilibre qui nous quitte de temps en temps. Sur sa cime il adore cette forte sensation que lui procurent l’effort et la vue. Là-haut il peut respirer à fond!
Le chant est aussi présent dans la famille Pasandín. Oui, notre horloger donne aussi de la voix. Avec une fille musicienne dans le clan ça aide!
Avec les années, la culture combière et espagnole ainsi que la langue de Molière et celle de Cervantes se sont mélangées dans le foyer de Francisco.
La famille, entre temps, à aussi pris le large et ses filles sont devenues des mamans à leur tour, et trois petits-
enfants sont venus agrandir le clan.
Malgré qu’ils se retrouvent maintenant à deux, la table est souvent occupée. Famille et copains vont y prendre place. C’est un peu l’auberge espagnole chez les Pasandín.
Parce que Francisco aime aussi cuisiner en plus…
Je me demande si ce temps qu’il essaie de maîtriser par la mécanique, il l’a installé dans son cœur. En tout cas sa vie est bien remplie, comme les aiguilles de la montre qui bougent continuellement.
Pour Francisco Pasandín les mots PASSION et PARTAGE, s’écrivent en majuscules.
C’est simplement une autre forme d’amour.
E. Dutruit
Une personne formidable et un excellent ami, un cadeau de vie
Pour moi Francisco représente la pratique du sport, que tout le monde devrait adopter: sérieux, plaisir, fair-play, partage, etc. Un grand enrichissement pour ceux qui ont la chance de le côtoyer. Bravo pour votre article