Une forêt de panneaux
Lorsque je me promène dans la campagne vaudoise, je rencontre beaucoup de panneaux de l’Union Suisse des Paysans incitant à voter NON à la votation du 13 juin sur l’usage des produits phytosanitaires en agriculture. Avec l’arrivée du printemps, déjà, une forêt de panneaux rouges a poussé dans le canton de Vaud au point que nous pouvions penser que la votation était déjà jouée, que la campagne et les paysans rejetaient en bloc les initiatives présentées au peuple. Est-ce si vrai? Est-ce la parole de tous les paysans qui s’exprime là? Est-ce celle des firmes pharmaceutiques qui fabriquent les produits phytosanitaires ? La campagne pour cette votation a commencé tôt et intensément. Pourquoi si tôt? Pourquoi si intensément? Le sujet est-il aussi émotionnel parce qu’il touche à notre alimentation et qu’il éveille une peur d’avoir faim? Ou est-ce parce qu’il menace de sevrage le marché extrêmement lucratif de l’agrobusiness pétrochimique?
Une profonde gratitude envers la paysannerie
Personnellement, je ressens une profonde gratitude envers les paysans qui nous nourrissent. Je pense que nous ne reconnaissons pas suffisamment bien, individuellement et collectivement, notre totale dépendance envers la paysannerie. Je pense que nous n’apprécions pas à leur juste valeur les difficultés, et la beauté, d’un métier qui a beaucoup évolué depuis un siècle en vivant de multiples révolutions. Toutefois, face à la votation du 13 juin 2021 sur l’usage des produits phytosanitaires, je ressens un conflit de conscience.
Certes, depuis toujours, les paysans nous ont nourris. Ils nous nourrissent aujourd’hui et ils nous nourriront demain. Nous sommes tous fondamentalement, vitalement, dépendants de la paysannerie. Néanmoins, nous, monde paysan compris, sommes également inscrits dans une autre dépendance incommensurablement plus grande,
notre dépendance envers la biodiversité de notre environnement, envers l’ensemble des écosystèmes qui constituent notre biosphère: les microorganismes, la flore et la faune qui déterminent la qualité des sols, de l’air, de l’eau qui nous permettent de vivre. Nous, les êtres humains, sommes des «enfants de la biosphère»1, aussi totalement dépendants d’elle qu’un nourrisson l’est de ses parents.
Notre survie dépend de la préservation d’une biodiversité riche. Or, notre mode de vie consumériste, productiviste et extractiviste actuel, qui engage massivement l’usage de produits phytosanitaires, porte gravement atteinte à la nature dont nous sommes issus. Par conséquent, nous sommes engagés dans une crise environnementale, dans une extinction de masse des espèces non humaines qui détruit la biodiversité dont notre survie, pourtant, dépend. Voilà le point où se noue mon conflit de conscience.
Un paysan de Vaulion
Mon grand-père était paysan à Vaulion. Il avait une ferme, des champs, un cheval et un char en bois aux roues cerclées de fer, quelques vaches et cochons, une basse-cour et un jardin potager. Il arrondissait ses fins de mois en se louant, lui, son cheval et son char, aux arracheurs de gentiane. J’adorais plonger mes bras d’enfant dans la caisse de grains de blé pour les poules, chercher des œufs dans le poulailler, arracher les mauvaises herbes du potager, accompagner les vaches à l’étable à l’heure de «gouverner». Mon grand-père pratiquait une paysannerie qui paraissait droit sortie du Moyen-Age. Avec sa ferme, il avait hérité non seulement de savoir-faire peaufinés au fil des générations, mais aussi d’animaux, de semences, de plantes potagères adaptés depuis des siècles, peut-être, au climat du vallon de Vaulion.
Cette paysannerie-là, c’est du passé. Mais c’est peut-être aussi l’avenir, si nous songeons à la vague actuelle de l’agroécologie permaculturelle, aux jeunes qui sont à la campagne, ou qui y reviennent, avec un souci de l’exploitation écologiquement soutenable de leurs terres. Ces deux époques, celle de mon grand-père et celle des jeunes paysans contemporains, sont séparées par un siècle d’agrobusiness pétroculturel qui a engendré un autre monde: celui du gigantisme des machines propulsées par le pétrole, celui de la chimie des engrais et des produits phytosanitaires, celui de la manipulation génétique des semences, celui de la transformation de nombreux agriculteurs et maraîchers en techniciens des grandes pharmas.
Une boucle mortifère vendue comme une boucle de vie
Nous découvrons aujourd’hui que durant les dernières décennies l’humanité a fait le choix paradoxal de se nourrir en détruisant ce qui est fécond. Les avancées du génie génétique appliqué aux plantes se sont alliées à celles de la chimie du pétrole pour générer une «révolution verte» censée assurer notre alimentation, mais cette alliance menace paradoxalement l’ensemble de la chaîne alimentaire en détruisant la biodiversité qui fonde cette dernière2.
Les grandes entreprises de l’agrobusiness produisent des plantes génétiquement modifiées à différentes fins: augmenter leur productivité, leur résistance aux maladies, à la sécheresse, à l’humidité, etc. Ces fins sont louables. Toutefois ce système devient pervers lorsque ces plantes sont génétiquement modifiées pour être stériles, ce qui affide les agriculteurs aux producteurs de semences, et pour résister aux phytosanitaires produits par les mêmes firmes pharmaceutiques. Comme les produits phytosanitaires extrêmes sont herbicides, fongicides et insecticides, ils sont globalement biocides: ils tuent tout ce qui n’est pas un produit des grandes pharmas. Chacun de nous peut faire le constat de la disparition des pollinisateurs, insectes et oiseaux, qui en découle. La prochaine étape de cette perversion des lois de la nature imposée par les grandes pharmas est de produire des pollinisateurs génétiquement modifiés pour résister aux produits phytosanitaires. Vous imaginez-vous dans un monde uniformisé de papillons «Monsanto»?
Je pense que cette cascade d’attaques à la fécondité de la nature doit cesser car elle nous engage dans une relation mutuellement destructrice avec notre environnement: nous disséminons dans la nature des produits qui reviennent vers l’homme selon une boucle mortifère qui menace en premier lieu la santé du monde paysan qui manipule ces produits potentiellement cancérigènes, puis l’alimentation et la santé de chacun en induisant l’effondrement d’une biodiversité indispensable à notre survie.
Pandémie et perte de biodiversité
Avec la pandémie de coronavirus, chacun de nous peut mesurer personnellement l’amplitude de
l’atteinte phytosanitaire à la biodiversité, car cette pandémie est une conséquence directe de la perte de biodiversité. Vous le savez comme moi, la crise sanitaire, humanitaire, politique et économique de l’épidémie du coronavirus est une crise écologique. Les sciences de l’environnement et de la santé publique nous apprennent que l’épidémie du coronavirus est une conséquence mondialisée de l’extinction de masse des espèces en cours3. Il était totalement improbable qu’un virus qui était en novembre 2019 circonscrit dans une population de chauves-souris en Asie se retrouve quatre mois plus tard dans les populations humaines de l’ensemble de la planète. Deux facteurs paraissent avoir principalement contribué à sa dissémination: la perte de biodiversité et la mondialisation de l’économie.
La perte de biodiversité prive les agents pathogènes sauvages, tels que le coronavirus, des circuits longs inhérents à une biodiversité riche. Avec leurs mosaïques d’espèces et d’habitats, les milieux riches en biodiversité sont plus résilients. Ils contribuent à réduire la transmission des zoonoses. Certes, les agents pathogènes y sont nombreux, mais ils circulent à bas bruit, localement, et ils sont répartis entre beaucoup d’espèces. Ils ne se propagent pas facilement d’un endroit à l’autre ni d’une espèce à l’autre. Ces virus ne causent pas d’épidémies car ils sont soumis à un effet de dilution dans une variété d’espèces qui constituent autant d’impasses potentielles à leur développement. Par contre, un effet d’amplification joue à plein si les écosystèmes s’appauvrissent, avec l’appoint décisif de la flambée contemporaine du transport globalisé de marchandises et de personnes dans la dissémination planétaire de nouveaux agents pathogènes. Par conséquent, lorsque nous détruisons la biodiversité des milieux naturels qui nous environnent, c’est une sorte de «tissu immunitaire» que nous perdons.
Votons OUI
Voter OUI aux initiatives contre les produits phytosanitaires, c’est dire OUI à une biodiversité dont nous dépendons vitalement. C’est trouver notre véritable place sur cette planète, celle d’enfants de la biosphère, en aspirant à nouer une relation mutuellement féconde avec notre environnement. C’est voter pour une valorisation des savoir-faire paysans en accord avec le tissu du vivant, et pour une valorisation de la force de la nature telle qu’elle existe sur notre planète depuis 3,5 milliards d’années. Il est vrai que certains points de ces initiatives poseraient de graves problème au monde paysan s’ils étaient appliqués à la lettre et immédiatement (comment toujours cultiver sur son propre domaine le foin nécessaire à son propre bétail, par exemple). Mais ce ne sera pas le cas. Ces initiatives seront inscrites dans notre Constitution. Cela signifie que leurs modalités d’application seront déterminées par le parlement, un parlement dont nous connaissons le réalisme. Fondamentalement, ces initiatives nous placent devant un choix de société. Voter NON signifie accepter de poursuivre l’artificialisation et la mercantilisation destructrice de la nature. Voter OUI à ces initiatives, c’est voter pour le respect de la nature dont nous sommes issus, à laquelle nous devons la vie, et dont la biodiversité, lorsqu’elle est riche, nous protège des pandémies.
Luc Magnenat
16 rue Centrale
1341 L’Orient
1 Magnenat L et alt. (2019). La crise environnementale sur le divan. Paris: éditions In Press.
2 Bourg D, Papaux A et al. (2013). Dictionnaire de la pensée écologique, Paris: PUF.
3 Morand S (2020). La crise du coronavirus est une crise écologique. Santé et Biodiversité du 17 mars 2020, http://www.humanite-biodiversite.fr/article/la-crise-du-coronavirus-est-une-crise-ecologique;
https://www.researchgate.net/profile/Serge_Morand