Si vous êtes un citoyen protestant d’Irlande du Nord, ce sera Londonderry. Pour les catholiques, on dira simplement Derry, London ayant à leurs oreilles une connotation colonialiste anglaise. Dans le train qui m’y mène, l’affichage est double pour éviter toute susceptibilité.
La partie ancienne est construite sur une colline ceinte de remparts érigés au début du XVIIe siècle pour protéger les colons anglais. On y circule facilement à pied. Peu de magasins pour les besoins courants: il faut aller juste à l’extérieur dans un énorme centre commercial, grand temple de la consommation.
Le Bogside
Situé en contrebas des murailles, le quartier du Bogside a toujours été un foyer de la contestation de la communauté catholique qui réclamait l’égalité des droits civiques, un meilleur accès à l’emploi et la fin des discriminations en matière de logements. Le système électoral lui était défavorable; avec 9235 voix, les Unionistes protestants disposaient à l’échelon municipal de 12 conseillers alors que 8 conseillers pour 14’325 suffrages étaient attribués aux catholiques. En 1969, le quartier entre en résistance active et barricade ses entrées pendant deux ans. Il devient le Free Derry, le Derry libre. Les forces de police protestantes (RUC) sont débordées et le gouvernement britannique est obligé d’envoyer des troupes pour y maintenir l’ordre. Peine perdue. La résistance est totale; elle mêle des combattants (armes et explosifs), des femmes qui frappent le sol avec des poubelles pour annoncer l’arrivée d’une patrouille, des jeunes qui lancent des cocktails Molotov et même des enfants qui envoient des cailloux sur les militaires. Une radio galvanise la résistance. C’est l’exemple-type d’un conflit asymétrique. L’une des scènes du film «Au nom du père» dépeint de manière forte ce que fut l’implication des civils. Une grande fresque annonce que l’on entre dans Free Derry et un monument en forme de H a été érigé en mémoire du bloc où les prisonniers de l’IRA étaient incarcérés dans la prison de Long Kesh. La lutte se poursuivait dans ce lieu de détention. Afin d’obtenir le statut de prisonnier politique, des détenus refusèrent de porter l’habit des détenus et vécurent nus sous des couvertures. Bobby Sands et 9 autres prisonniers se laissèrent mourir de faim pour infléchir la position du Premier ministre Margaret Thatcher. L’affaire fit grand bruit bien au-delà des frontières: la Couronne britannique avait perdu la bataille médiatique et ne pouvait, à terme, que rechercher une issue au conflit.
Un devoir de mémoire
Un musée retrace l’histoire du quartier pendant la guerre civile. Cheveux gris aidant et ayant pris soin de bien me documenter au préalable, j’y reçus un accueil chaleureux; on fit même venir un ancien détenu pour me parler des conditions de détention. N’importe qui, sur un simple soupçon, pouvait faire l’objet d’un internement administratif; durant cette détention, la torture (coups de bâtons, longues stations debout, privation de sommeil) était de mise avant que le détenu ne soit traduit devant un tribunal. A-t-on une vue objective de cette période? Le musée met l’accent sur les hauts faits de la résistance, de l’oppression subie et des martyrs de la cause. Il lui manque un narratif plus objectif notamment en mémoire des victimes civiles des deux communautés. En revanche, le Musée national de Belfast qui consacre une large portion de sa partie historique au conflit m’a paru mieux retracer cette période.
Jean-Yves Grognuz,
août 2021