Fallait-il annuler ce voyage alors que la presse faisait état de troubles à la suite de la mort de Mahsa Alimi, battue dans un commissariat pour avoir enfreint le code vestimentaire obligeant les femmes à se couvrir la tête ? Allais-je trouver un pays embrasé par des manifestations lors desquelles de jeunes femmes continuaient à brûler leur hidjab en criant « femme, vie, liberté » ? Mes déplacements seraient-ils handicapés par des foules en colère et une forte présence policière ?
Pourtant, je voulais retourner en Iran et le peu qui avait filtré dans les médias m’avait convaincu à ne pas renoncer. Simple précaution : choisir un guide plutôt âgé, connaissant bien son pays et pieux, donc respecté. Nosrat s’avéra à tous points de vue excellent. Et surtout, lui demander d’être à l’écoute des réseaux sociaux plusieurs fois par jour afin de juger de l’état de la situation.
Les manifestations
La mort de cette Iranienne de 22 ans a provoqué aux quatre coins du pays une vague de protestations initiées principalement par de jeunes femmes n’hésitant pas à défier le pouvoir. La répression a été extrêmement brutale : 220 morts pour le moins dont 29 enfants, des manifestantes battues, emprisonnées, des coupures d’internet afin que rien ne filtre. Qui sont ces femmes dont les plus jeunes ont quinze ans ? Elles n’ont pas connu la Révolution de 1979 qui vit l’ayatollah Khomeini arriver au pouvoir ; elles sont connectées au monde par Instagram et ont un haut degré de maturité politique. Elles représentent une génération sacrifiée, sans espoir de changement et vivent sous un carcan politico-religieux. La veille de mon départ, j’ai senti de la fébrilité dans l’air au centre de Téhéran. Devantures de magasins baissées ce qui ne présage rien de bon lorsque l’on a l’habitude de situations potentiellement tendues. Et puis des poubelles qui brûlaient provoquant de gigantesques embouteillages. Des slogans (mort au tyran) et quelques coups de feu tirés par les bassidjis, la milice très réactive qui ne cessait de patrouiller avec ses motos. Ce qui était intéressant, c’était de voir la réaction des piétons : curieux, dubitatifs mais pas hostiles à ces manifestations. J’apprendrai à mon retour que le nombre de victimes fut particulièrement élevé au Kurdistan et au Baloutchistan, deux provinces qui se situent en marge du pays. Les Kurdes iraniens comme ceux d’Irak, de Syrie et de Turquie ont été les oubliés des Traités ayant suivi le premier conflit mondial. Ils sont minoritaires dans ces pays et rêvent d’autonomie pour le moins ou de vivre dans un état indépendant. Quant au Baloutchistan, province pauvre, sa population essentiellement sunnite se sent marginalisée par rapport au pouvoir chiite.
Révolution en cours ou soulèvement ?
Après 8 semaines de manifestations, on ne peut parler pour l’instant de révolution mais plutôt de soulèvement. Deux thèses sont à mettre en parallèle. Primo, ce régime a rompu tous liens avec sa population et n’a, a minima, plus de perspectives à offrir. Il se sait condamné et ne pourra à court terme que compter sur sa force répressive. A contrario, ce pouvoir même aux abois dispose d’atouts. En premier lieu les pasdarans, les Gardiens de la Révolution, qui ont étendu leur pouvoir par captations d’entreprises et de banques. Ils constituent l’armature armée du régime. Ensuite, une partie de la population reste conservatrice craignant qu’une révolution n’entraîne le pays dans l’abîme. Si ces manifestations de femmes courageuses et déterminées eurent lieu dans toutes les villes, le mouvement n’a pas fait tache d’huile auprès de la majorité de la population qui peine à joindre les deux bouts, subissant cette année une inflation de 50%. Pour la majeure partie des citoyens, la question du code vestimentaire imposé aux femmes est secondaire et c’est le pouvoir d’achat qui reste la première préoccupation. Et les critiques ne manquent pas en raison de la corruption pratiquée à grande échelle par les Pasdarans et une bourgeoisie affairiste liée au régime.
Le futur
L’ayatollah Ali Khamenei, guide suprême âgé de 83 ans, ainsi que le Président Reissi incarnent une vision politique conservatrice. Céder sur la question du hidjab signifierait à leurs yeux la porte ouverte à d’autres revendications. Des rumeurs font état que le guide suprême choisirait son fils pour lui succéder. Dans ce cas, la tradition chiite (branche minoritaire de l’Islam) serait bafouée par le passage d’une république à une dynastie. Quant à la question du nucléaire, les négociations à Vienne sont au point mort : une suppression ou pour le moins la réduction des sanctions économiques qui frappent l’Iran ne sont plus à l’ordre du jour dès lors que l’ancien Président Trump avait déchiré l’accord. En conséquence, l’Iran poursuit ses travaux en vue de disposer de la bombe atomique.
La position de la Suisse
La Confédération joue diplomatiquement le rôle de Puissance protectrice en assurant les liens entre les USA et l’Iran ceci depuis 1980 lorsque les relations entre ces deux Etats furent rompues à la suite de l’assaut mené par des étudiants à l’ambassade américaine et à la prise d’otages de son personnel. Ce canal de contact s’inscrit dans la tradition suisse en matière de bons offices. Début novembre, le Conseil fédéral s’alignait sur la position de l’Union européenne inspirée de Washington en matière de sanctions à l’encontre de Téhéran pour ses livraisons de drones à la Russie. Ces sanctions n’infléchiront pas la politique de l’Iran. Tout au contraire, esseulé sur la scène internationale, sans perspectives quant à un accord sur le nucléaire, l’Iran poursuivra son rapprochement avec Moscou. Le Conseil fédéral ne joue-t-il pas un jeu quelque peu risqué alors qu’il se devrait de veiller à préserver cette politique des bons offices dans un contexte mondial explosif ? En ces temps plus que troublés, les voies diplomatiques doivent toujours être privilégiées et nous disposons d’un excellent personnel au sein de nos Ambassades. Mais, avant de sanctionner et de condamner, ne faudrait-il pas prendre le temps de faire acte de contrition ? A-t-on vu nos Autorités s’émouvoir du sort des Ouïghours emprisonnés au fin fond de la Chine avec laquelle nous avons conclu un accord économique ? Que dire également de nos relations avec la monarchie pétrolière d’Arabie saoudite qui bombarde les civils
yéménites et ne figure pas au zénith des droits humains ?
Impact sur le tourisme
Les manifestations ont eu un impact très négatif sur le tourisme alors que la saison automnale est privilégiée en raison du climat. J’ai pu compter les groupes sur les doigts d’une main. Tout le secteur est impacté : des hôtels presque vides dont un caravansérail, ancienne halte sur les chemins des caravanes, où je me suis trouvé seul.