De la région de Brembilla, en Bergamasque, et en particulier des hameaux de Cavaglia, Gaiazzo, Dosso, Grumello et autres lieux, ils étaient partis nombreux pour la Suisse, pour La Vallée en particulier. D’aucuns restèrent dans leur patrie d’adoption, d’autres rentrèrent au pays au milieu de leur pleine activité professionnelle à cause de l’écolage des enfants. Certains ne rentrèrent « chez eux » qu’à la retraite, persuadés qu’ils seraient mieux en leur pays d’origine pour finir leurs jours qu’en celui où ils avaient pourtant vécu si longtemps.
C’était il y a quelques décennies.
Gaiazzo est un hameau d’une dizaine de maisons. Il n’est plus habité que par 11 habitants. Et parmi ceux-ci un seul couple qui puisse encore témoigner de son exil en Suisse pendant un certain nombre d’années. Le mari avait quitté à La Vallée son emploi de manœuvre sous les ordres de « missiou Fantoli », puis son métier de bûcheron qu’il pratiquait avec son beau-frère. Il vint travailler sur les routes de son pays de Bergame. Pour ce nouvel état il faisait des dizaines de kilomètres chaque jour, autant pour joindre l’entreprise établie à Brembilla que pour ensuite se rendre en camionnette sur les lieux de travail, dans l’un ou l’autre de ces vals Brembana ou Imagna. Rentré tard le soir il soignait encore ses bêtes. Le matin, à quatre heures, il se levait pour traire et nourrir son bétail avant de repartir au boulot. Rude vie que voilà, au point de nous avoir confié à maintes reprises qu’il aurait bien mieux valu pour lui et sa famille de rester en Suisse. Mais voilà, il y avait l’école qui se profilait pour les enfants. Il fallait faire un choix. Il fut celui de rentrer au pays.
Notre Bergamasque, ici dans ce hameau, est le tout dernier représentant de cette race d’exilés. Après lui plus personne ne pourra témoigner de cet état. Car les indigènes restent désormais au pays où il y a suffisamment de travail pour être quitte de s’expatrier.
Le grand départ n’est donc plus aujourd’hui de circonstance. Et même cette transhumance, on partait au début comme saisonnier pour revenir quatre mois par année au pays, n’est plus connue ni célébrée par les natifs. Ils ont oublié ce qu’ont vécu leurs pères, grands-pères ou même arrière-grands-pères, ce mouvement de flux et de reflux ayant déjà commencé à la fin du XIXe siècle.
Si les exilés bergamasques sont encore nombreux aujourd’hui à La Vallée, leurs liens avec le pays d’origine se sont distendus, voire même ont été rompus. L’aventure qu’était pour eux tous, pour elles toutes, ce grand déplacement est terminée. La page s’est tournée de manière définitive. Notre brave Ceco (pour Francesco) est ainsi le dernier de ces représentants en ce petit hameau où, ayant récemment abandonné l’élevage après avoir été l’ultime de cette profession, il se contente désormais de soigner ses cinquante lapins. Homme usé par le travail – les zénoux – la chevelure blanche et épaisse malgré ses plus de huitante ans, il voit tout ce passé avec philosophie, bien que regrettant son choix passé. Et pourtant le pays ici est bon, certes pentu, mais néanmoins en plein soleil, avec la vallée à ses pieds, le climat pour le moins agréable, ventilé, un peu sec ces dernières années.
Une civilisation de « transhumance » a disparu. Ces tenants de la nouvelle, moderne, où la bagnole est reine au-delà de toute expression, n’en ont aucun regret. Il faut l’admettre, mais en même temps s’en souvenir quand même, autant pour les gens d’ici, la culture historique a son prix, que pour ceux de là-bas, c’est-à-dire nous autres habitants de La Vallée.
Un film, Une vita altrove, produit en 2005 par une équipe de cinéastes du Val Imagna, tout à fait exceptionnel par sa lenteur et par son humanité, témoigne mieux que nos quelques mots de cette fin de cycle. Il serait à voir et à revoir. Il conte surtout la vie étonnante de Laurenzo Pellegrini, notre cueilleur d’arbres, qui devait finir cassé en deux mais gardant une adresse de singe pour se hisser sur des sapins afin d’en couper les branches du haut à la serpe. Il faut le faire ! D’autre part on y assiste à la construction et à la carbonisation d’une charbonnière du côté du Marchairuz. Se sont donnés rendez-vous sur les lieux pour cette geste traditionnelle toute une belle équipe de Bergamasques. Le réalisateur a su les saisir dans leur authenticité avec une sensibilité hors du commun. Les voilà, donc, nos hommes, que nous avons connus, des Pellegrini, des Carminati, des Valceschini et d’autres encore. Ils construisent la dite charbonnière. On la quitte tout soudain pour les retrouver tous, nos vieux transalpins, dans quelque appartement où on les interroge. Ils parlent tantôt leur dialecte, rude et expressif, tantôt le français. Ils sont en ce moment de leur vie où l’on mélange le plus les deux formes d’expression. La première est plus forte, plus prégnante. Ils racontent leurs vieux souvenirs. Leur enfance en Italie et puis leur départ vers la Suisse. A cet égard ils font tous état de ces moments d’humiliation où s’opère le contrôle sanitaire à Brigue. Il faut d’abord montrer le passeport puis se livrer à des fonctionnaires suisses, docteur on le présume, dont l’œil est impassible face à ces hommes de peine et de bonne volonté à moitié dénudés. Ils trient. Vous êtes bon, ou, à la suite d’un rien concernant votre santé, ils vous renvoient au pays d’où vous venez. Rude étape pour ces gens de bien, prêts à venir s’éreinter de toutes les manières possibles dans notre beau pays !
Una vita altrove. Le plus émouvant des témoignages. A les avoir connus, ces hommes, les femmes quant à elles sont cette fois-ci restées à la maison, à les écouter, on a souvent les larmes aux yeux. On sait qu’ils sont les derniers. Et effectivement, la presque totalité de ceux qui ont participé comme « acteurs » à la réalisation de ce film a disparu. Non, ceux-là ne sont pas rentrés au pays. Ils sont décédés en exil. Et sans que pourtant ils n’aient eu peut-être le désir de retourner un jour chez eux, ces pauvres hameaux d’où ils étaient partis un jour avec la valise et les cartons ficelés. Car on ne peut finalement pas être de nulle part, ni non plus rester à cheval sur deux pays. Il faut choisir.
Un des plus beaux passages de l’œuvre, nous fera voir Ernesto Carminati, bûcheron toute sa vie, retrouver l’un de ces lieux où logeaient autrefois nos forcenés de la hache et de la tronçonneuse. Le chalet de la Petite-Chaux, dans la Combe des Begnines. La lumière est douce et chaude dans cette chambre du haut. L’homme est plein d’émotion contenue. Il étend parfois le bras pour mieux appuyer ses propos. Et que dit-il, notre Ernesto ? Simplement ce qui suit :
Je suis venu en 1952. Quand on montait en Suisse et qu’on arrivait à Brigue, on nous demandait le passeport. Puis on descendait pour aller faire la visite sanitaire. Tous en colonne, l’un derrière l’autre, dans une chambre. La chose la plus horrible qu’il fallait accomplir pour venir en Suisse.
Ernesto, après qu’il soit rentré dans le chalet de la Petite-Chaux, qu’il ait visité l’écurie, la cuisine, puis la chambre à lait où il signale la planche suspendue où ils mettaient le fromage pour pas que les souris ne le mangent, monte lentement les escaliers, d’un pas mesuré, presque lourd tout en s’exclamant, en langue du pays bien entendu : quelle vie, ils avaient, les bûcherons ! Il s’approche de la fenêtre, puis du lit sommaire fait de planches, un grabat, dont il brasse lentement la paille, presque avec dévotion !
Voilà, celui-là c’était notre lit, matelas de paille.
Il lit une inscription faite sur les planches de la chambre :
Busi Giovanni, 25 septembre 1952.
On entend les grelots du jeune bétail qui pâture à l’extérieur.
C’est la même année que j’étais là. On était deux équipes. On arrêtait de travailler quand c’était 8 heures. On venait faire le souper puis au lit, pour le lendemain.
Le matin, quand on entendait la pluie sur les tôles, on était content parce qu’on pouvait se reposer un peu plus.
C’est comme ça, quand il y a 50 ans qu’on est là, on est quand même toujours des étrangers. Quand on va là-bas, on nous considère aussi comme des étrangers. Mes enfants sont nés ici. Ils ont fait leurs écoles ici. Ils ont leur travail ici. Ils ne parlent pas de rentrer en Italie.
En Italie, les vieux sont morts, les jeunes, on ne les connaît plus ou pas. Plus on vit, mieux c’est. Je ne pense pour rien au monde à la mort. Non. Il ne manquerait plus que ça, penser à la mort !
Et l’on recommencera la construction de la charbonnière qui, au final, ne donnera un charbon de bois qu’en une quantité bien modeste, ce nous semble !
Quant aux cinéastes, ils pourraient rentrer au pays mission accomplie. Ils avaient « mis en boîte » avec une réussite exceptionnelle une rude tranche de la vie de leurs compatriotes.
Honneur à eux tous. Et à elles toutes leurs épouses qui les attendaient à la maison pour le souper et qui n’en avaient pas dit autant !
R.-J. Rochat