Seconde ville du pays, Mashad, proche de l’Afghanistan et du Turkménistan voit arriver des millions de pèlerins surtout en période de Ramadan. C’est l’un des lieux saints de l’Islam chiite, courant minoritaire mais majoritaire en Iran, Irak et Liban où l’on peut percevoir la profondeur du sentiment religieux du pays. L’Imam Reza, descendant de Mahomet, y est enterré. Le Haram, enceinte de 75 hectares, est le centre de la cité. Il faut le voir indéniablement de nuit lorsque les lumières mettent en évidence les mosaïques bleues et les dômes dorés des coupoles et des minarets. Les sols en marbre sont recouverts de tapis et j’assiste en retrait à la prière du soir. Combien sont-ils ? des dizaines de milliers, bien plus encore, femmes et hommes séparés. En période de Ramadan, chaque pèlerin reçoit des dattes et un berlingot de lait au moment de l’Iftar, la rupture du jeûne rappelant les nourritures du désert. Hospitalité oblige, j’en recevrai. C’est au centre du Haram que se trouve le tombeau de l’Imam Reza entouré de grilles vertes. On s’y presse pour les toucher, les embrasser, on prie les yeux tournés vers le tombeau en s’éloignant.
Pratique religieuse (mosquée bleue – Tabriz)
La pratique religieuse diffère toutefois au quotidien ; c’est ce que j’ai pu constater dans des mosquées de quartiers et de villages, même pour la grande prière du vendredi. Les fidèles sont plutôt âgés et appartiennent majoritairement aux classes populaires. Saint Samsung, Saint Adidas et Lionel Messi trouvent grâce auprès d’une jeunesse coupée du religieux. J’assisterai au défilé annuel qui marque le soutien de l’Iran à la cause palestinienne. Ambulance du Croissant-Rouge en tête, suivie de motocyclistes en tenues de combat, puis les hommes frappant en rythme leur poitrine et enfin les femmes en tchador, l’habit noir laissant apparaître uniquement le visage. Musiques martiales, slogans (à bas l’Amérique, à bas Israël). Mais tout ceci m’a semblé sonner faux comme une pièce trop longtemps jouée. Libérer la Palestine ? Impossible au regard du rapport de forces, mais il faut bien trouver un leitmotiv pour galvaniser le peuple. Pas de photos ici, le sujet est hautement politique même si j’aurais pu siffloter l’air de l’hymne palestinien en cas de problème.
Une jeunesse sacrifiée
Le manque de perspectives économiques, sociales et culturelles frappe une majorité de la jeunesse. C’est le même constat en Egypte, en Tunisie ou au Liban. Mieux instruits que ne sont leurs parents, ils peinent à s’insérer dans la société et à trouver un emploi répondant à leurs qualifications. Un jeune ingénieur peut être coursier le jour et serveur le soir et les jeunes femmes sont encore plus disqualifiées sur le marché de l’emploi alors qu’elles sont majoritaires dans les universités. Le taux d’inflation sera pour le moins de 50% cette année, identique à celui de 2012. Faute d’argent, les jeunes restent dans le giron familial jusqu’à un âge avancé. Le coût des loyers explose et les espoirs de vie à deux s’évaporent : pas question de vivre en couple si l’on n’est pas mariés, la police des mœurs veille !
Une société fragmentée
D’un côté une jeunesse instruite, urbanisée, révoltée contre le pouvoir des mollahs, le clergé chiite. C’est elle qui s’est soulevée en septembre-octobre 2022 à la suite du décès de Mahsa Alimi, arrêtée pour n’avoir pas respecté le code vestimentaire imposant le port du foulard. Jeunesse courageuse en raison de la répression (500 morts pour le moins) qui manifestait dans les centres urbains, prônant la laïcité, la liberté pour les femmes de sortir sans le hijab sur la tête. A l’autre extrémité de l’échiquier politique, un large segment conservateur issu principalement des classes populaires et des anciens soldats de la guerre Iran-Irak sur lequel s’appuie le régime, avec pour colonne vertébrale les Gardiens de la révolution qui détiennent de facto une bonne part de l’appareil économique et qui peuvent compter sur des dizaines de milliers de combattants. Au centre, la très grande majorité des citoyennes et citoyens qui souhaiteraient une amélioration de leurs conditions de vie, n’hésitant pas à fustiger le régime, mais qui n’ont pas rejoint le mouvement de contestation. Si ces personnes ne sont pas avares de critiques virulentes à l’encontre du gouvernement (j’ai parfois été stupéfait de les entendre), les tragiques exemples afghans, iraquiens, syriens les incitent à éviter toute action pouvant conduire le pays dans le chaos. Ainsi, l’Iranien de base attend et espère tout en déplorant jour après jour la montée des prix. Mais il y a des surprises. Dans un parc de Tabriz, un accordéoniste accompagne des chanteurs et poètes. Se joignent alors deux jeunes femmes, tête dénudée : les bras s’agitent puis les corps dans une grâce sensuelle. Elles furent vivement applaudies et me dirent que cette danse en plein air avait un aspect hautement politique. Je verrai beaucoup de femmes sans hidjab dans les centres des villes et dans les lieux de villégiature. Ont-elles gagné la partie ou le pouvoir, aux aguets, remettra-t-il en route la répression ? C’est ce qui a été décidé à mi-avril : désormais, le non-respect du code vestimentaire est passible d’une amende ou, en cas de récidive, de prison. Seule question : la décision sera-t-elle formellement appliquée ou a-t-elle été promulguée pour donner un gage aux couches les plus conservatrices de la société ?
Jean-Yves Grognuz,
8 mai 2023