« On croit que l’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait ou vous défait ». Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot.
Les bords de la Mer caspienne
On imagine l’Iran comme un pays de déserts où l’eau se fait de plus en plus rare en raison du changement climatique ce qui est une réalité au sud de la chaîne de l’Elbrouz. Dans l’Est, il existe une réserve où vivent encore quelques guépards asiatiques en grand danger d’extinction. Il en resterait entre 100 et 200. Des panneaux mettent en garde les automobilistes. En franchissant les montagnes, le changement de décor est saisissant : forêts denses, puis champs d’orge, plantations de thé et rizières dont les Iraniens font ample consommation. Dommage, la côte de la Caspienne a été défigurée par l’urbanisation.
Masuleh, village de montagne
Construit sur le flanc d’une vallée, les édiles locaux ont pris soin de préserver les habitations en pisé ce qui lui donne un aspect brunâtre. Il y a en son centre un petit café chauffé par un poêle à mazout où se retrouvent le matin les employés municipaux et quelques hommes âgés. Le samovar fonctionne à plein rendement et on y prend un petit-déjeuner (galettes, fromage, miel) plus bio que bio. Les habitués s’expriment avec lenteur en une langue parlée par 80’000 habitants. Tous se connaissent et je ne manquerai pas de faire une comparaison avec un célèbre café des Charbonnières.
Eglises arméniennes, miradors et barbelés
Au Nord-Ouest, on trouve le long de la rivière Araxe quelques églises arméniennes vestiges de ce qui fut le premier royaume chrétien de l’histoire. Eglises superbes dont l’une, dédiée à Saint-Etienne, accueille en juillet la petite communauté arménienne d’Ispahan pour une célébration. Elle dispose d’un siège au Parlement, de même que les minuscules communautés juives et zoroastriennes. Suivre le cours de la rivière est de toute beauté : falaises rouges, taches de vert lorsque la vallée s’évase permettant les cultures fruitières avec au loin des sommets enneigés. Côté nord, c’est l’Azerbaïdjan puis l’Arménie, anciennes républiques de l’Union soviétique, autrefois reliées par un chemin de fer. Les trains ne circulent plus en raison du conflit les opposant à propos du Haut-Karabagh. Et tout au long de la voie ferrée, on ne voit que miradors et barbelés pour rappeler à l’Homo sovieticus de l’époque qu’il se devait de rester dans le paradis marxiste. Ce Haut-Karabagh ? Un conflit oublié où l’Azerbaïdjan turcophone a pris l’avantage grâce à l’aide du Sultan Erdogan. C’est une terre rude où l’on vit chichement de l’élevage. Pour les Arméniens, le futur s’est résumé ainsi : la valise ou l’adoption de la nationalité de l’occupant. Décidément l’Arménie n’est jamais du bon côté de l’Histoire.
Une rencontre surprenante
Je rencontre le long de l’Araxe un couple de cyclotouristes russes. Echange de paroles banales avant que je ne leur demande ce qu’ils pensent du conflit en Ukraine. Valentina qui parle bien l’anglais devient subitement volubile et monte sur ses ergots. A Kiev ? Un gouvernement de fascistes belliqueux qu’il convient d’éliminer. Au Donbass ? Des massacres à large échelle perpétrés par les Ukrainiens. Poutine ? Un héros, celui qui nous défend de l’Occident. En comparaison, les commentateurs de la chaîne de TV russe RT font presque preuve de modération. Pourtant Valentina n’est pas inculte et a beaucoup voyagé. Ses propos reflétaient le sentiment d’une Russie, autrefois un vaste empire, dépossédée de sa grandeur (chute du Mur de Berlin, adhésion des pays baltes à l’OTAN, indépendance des républiques musulmanes). Affirmer que l’opinion russe ne se construit que sur un appareil de propagande ne m’a pas semblé totalement pertinent. J’ai perçu en elle une citoyenne fière du combat mené par ses ancêtres contre l’envahisseur allemand (20 millions de morts), acceptant depuis les tsars des pouvoirs autoritaires pour le bien et le rayonnement de la Grande Russie. Or, sans l’exprimer, elle sait que son pays est en recul même s’il dispose de l’arme atomique : son PIB est seulement identique à celui de l’Espagne et la Russie connaît une baisse drastique de sa natalité.